Calendrier
des Pères
A) Article
cosigné par Monseigneur Dimitrios, publié dans le Figaro
Mgr Dimitrios
Ploumis et Mgr Matthieu Rougé.
Fabien Clairefond (Le
Figaro)
TRIBUNE - Les orthodoxes célèbrent Pâques une semaine après
les catholiques et les protestants. Or une date commune
des fêtes pascales serait un magnifique signe de la pleine unité des chrétiens,
argumentent le président de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France et
l’évêque de Nanterre.
C’est une semaine après les catholiques et les protestants -
et les sociétés occidentales avec eux - que les orthodoxes ont célébré cette année
la résurrection du Christ. Pourquoi cette différence de dates ? Dans le sillage
du calendrier juif, calendrier lunaire, et d’une décision prise au concile de
Nicée en 325, la fête
de Pâques est traditionnellement célébrée le dimanche qui suit la
pleine lune qui suit le 21 mars, date théorique de l’équinoxe de
printemps.
C’est sur le conseil de mathématiciens et d’astronomes, mettant
en lumière un décalage croissant entre le calendrier officiel et celui du
soleil, que le pape Grégoire XIII a institué le calendrier dit « grégorien » à
la fin du XVI siècle, les pays catholiques passant sans transition en une
nuit du 4 au 15 octobre 1582.
Mais les orthodoxes, n’étant pas tenus par cette décision
romaine, en sont restés au calendrier julien, institué par Jules César en 46
avant J.-C. C’est ce qui fait que la révolution « d’Octobre » a eu lieu en
novembre 1917 et qu’il peut y avoir jusqu’à un mois de différence entre les
dates orientale et occidentale de Pâques.
Ce
décalage masque ce qui rassemble au plus haut point tous les chrétiens : la foi
en Christ vrai Dieu et vrai homme, mort sur la Croix, ressuscité pour ouvrir à
tous ses disciples les portes de la vie nouvelle et éternelle, la vie en
plénitude. Comment nous satisfaire d’une telle atteinte portée à la force du
témoignage que nous avons à rendre tous ensemble à Celui qui est la source
véritable de l’espérance et de la paix ?
Chaque fois que nous célébrons Pâques le même jour, à peu près
tous les sept ans, nous sommes heureux de manifester notre joie commune. Mais
ne devrions-nous pas faire en sorte de proclamer chaque année, d’un seul cœur
et d’une seule âme, l’intensité de notre joie pascale et notre désir de la
partager le plus largement possible ?
Il se trouve qu’en l’année jubilaire 2025, 1700ème anniversaire
du concile de Nicée, référence pour tous les chrétiens, nous célébrerons Pâques
tous ensemble le 20 avril. Ne pourrions-nous pas, à partir de cette date,
retrouver une célébration pascale indivise ?
Un colloque a eu lieu à Alep sur ce point en 2017 sous l’égide
du Conseil œcuménique des Églises. Il a été proposé d’en revenir tout
simplement aux principes du concile de Nicée, c’est-à-dire de célébrer Pâques
le dimanche qui suit la première pleine lune advenant pendant ou après
l’équinoxe de printemps, en se basant sur le méridien de Jérusalem.
Cela aboutirait à une date de Pâques qui ne serait ni celle
des catholiques et des protestants ni celle des orthodoxes, évitant ainsi un
alignement d’une partie des chrétiens sur le calendrier des autres. Une telle
décision bouleverserait certes les calendriers déjà préprogrammés mais
constituerait un magnifique signe d’unité, en vérité bienfaisant pour la paix
du monde entier.
Tous les chrétiens ne peuvent que vibrer en relisant l’ultime
prière de Jésus : « Que tous ceux qui croiront en moi soient un, comme
toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour
que le monde croie que tu m’as envoyé » (Jean 17, 21). Le monde
contemporain est traversé par tant de fractures, par un tel courant de
sécularisation que nous ne pouvons pas nous satisfaire de donner un témoignage
affaibli par la persistance de divisions que rien d’ultime ne justifie. Le
ressort profond de la véritable unité de l’Europe n’est-il pas l’unité
spirituelle dont l’unité de la date de Pâques serait une expression symbolique,
et plus que symbolique, prometteuse ?
D’ores et déjà, nous avons de la joie à nous retrouver pour
prier, pour mettre en commun nos interrogations et nos espérances, pour nous
associer dans le service des pauvres, pour assister à la divine liturgie les
uns chez les autres. Nous vénérons ensemble les saints des premiers siècles,
sainte Geneviève de Nanterre en particulier.
Dans beaucoup de pays d’Europe de l’Est et du Moyen-Orient, ou
dans les diasporas orthodoxes américaines ou australiennes, existent un grand
nombre de couples et de familles mixtes qui aspirent à vivre au même rythme
liturgique alors qu’elles font déjà l’expérience d’une très profonde communion
spirituelle. Le pas en avant du calendrier pascal pourrait être le point de
départ de nouvelles étapes vers la plénitude de l’unité qui n’est pas, même à
vues humaines, inatteignable.
L’un d’entre nous appelle régulièrement de ses vœux la pleine
unité pour 2054 - il ne reste que trente et un ans pour s’y préparer ! - afin
de clore proprement la triste « parenthèse » des mille ans du grand schisme.
L’autre a suggéré, lorsque nous avons fait connaissance, qu’une bonne première
étape serait la date commune de Pâques dès 2025.
À nos communautés, à ceux qui président à la charité dans nos
Églises, nous disons d’un seul cœur dans la lumière de Pâques : « N’ayons
pas peur de ce grand et beau pas en avant pour témoigner de la Résurrection !»
B) Lettre
ouverte, en réponse à cet article
Ėminence,
Votre récente déclaration, co-signée avec Monseigneur Rougé,
évêque catholique à Nanterre, et publiée dans le Figaro du 21 avril 2023, ne
laisse pas de susciter quelque perplexité chez le simple fidèle orthodoxe que
je suis. Les enjeux étant irréductibles à ma personne, il m’a semblé utile de
les expliciter.
Dans ce texte, vous déplorez l’absence d’une date unique pour
célébrer Pâques, cette fête des fêtes ; cela peut certes nous attrister.
Mais ces différences-là procèdent de décisions somme toute extérieures à la foi
chrétienne et, si elles ont entraîné des schismes, elles ne relèvent pas d’une
hérésie, c’est-à-dire d’une opposition fondamentale, explicite et consciente à
la foi confessée par l’Eglise du Christ. Ces désaccords de calendrier
n’affectent donc pas l’essentiel. Je crains fort, de surcroit, qu’une
éventuelle modification des deux modes de calcul, jusqu’à ce jour en vigueur,
de la date de ladite fête, quelle que soit la générosité de cette suggestion,
n’occasionne de nouvelles ruptures et ne finisse, dans les faits, par accoucher
… d’une troisième date, aggravant alors le malaise qu’elle entendait abolir !
La double occasion d’un tel projet nous est donnée,
dites-vous, par ce 1700ème anniversaire du concile de Nicée (325), que
d’aucuns se préparent à célébrer, ainsi que par le millénaire, qui se
rapproche, du schisme de 1054 entre Byzance et Rome.
Commémorer le premier des conciles œcuméniques inviterait,
certes, bien des communautés chrétiennes à redire leur foi dans les termes même
du symbole de Nicée, pratique liturgique qui s’est quelque peu distendue ces
dernières décennies, en dehors de l’Orthodoxie… Toutefois, célébrer ce
concile-là ne manquera pas de rappeler que le magistère romain se réfère, lui,
à quatorze autres assemblées, incluant infaillibilité pontificale et
affirmation mariale de l’immaculée conception, tandis que la plupart des communautés
issues de la Réforme n’accordent d’autorité qu’aux six premiers de ces conciles
…
Je crains que l’insistance sur une célébration commune du
premier des conciles œcuméniques n’accrédite l’erreur consistant à croire qu’en
se recentrant sur ce qui fut explicité en premier, à Nicée, on s’ancrerait dans
le plus profond de la foi, comme si l’importance des textes conciliaires se
présentait à la façon de cercles concentriques, dont l’importance
s’affaiblirait à mesure que l’on passe de la première à la septième de ces
assemblées. Il n’en est rien, bien sûr : chacun de ces sept conciles, par
la présence et le don du Saint-Esprit, parvint à approfondir et préciser telle
ou telle des affirmations antérieures, et les apports respectifs de chacun des
textes adoptés forment une totalité rigoureusement indivise. Aussi, lorsque le
texte que vous avez cosigné affirme que « ce qui rassemble au plus haut
point tous les chrétiens (c’est) la foi en Christ, vrai Dieu et vrai
homme », je reste dubitatif. Certes, cette affirmation est
effectivement commune à toutes les confessions chrétiennes. Sauf qu’en notre
foi orthodoxe, c’est précisément cette proclamation christologique qui ne cesse
de se décliner, de s’expliciter, en chacun des six autres conciles. En
particulier, le bien-fondé de la vénération des Icônes, défendu par le septième
concile, fut confirmé et exigé pour cette raison même : c’est parce que le
Christ fut pleinement Dieu et pleinement Homme, c’est parce qu’en Sa
Personne (hypostase) fut présente la plénitude divine, c’est parce
que l’Un de la Trinité est devenu visible par Sa kénose, que l’Icône fut
confirmée, de façon solennelle, dans sa légitimité, étant une manifestation
indissociable de la foi orthodoxe en l’Incarnation. Une foi chrétienne
iconoclaste s’apparente, en notre Eglise, à un cercle carré. Or, il me semble
que l’ensemble des communautés issues de la Réforme confessent leur foi en
Christ, vrai Dieu et vrai homme sans admettre le bien-fondé de l’Icône. En quoi
cette opposition, qui n’a rien de seconde, comme nous le rappelle le nombre de
martyrs qu’elle a suscités, sera-t-elle modifiée par la vertu sinon magique, du
moins médiatique, d’une date commune ? Il est vrai que votre missive
semble avoir oublié le vaste monde des protestants … Le « rassemblement au
plus haut point » suggéré par le texte, sans relever de l’emphase ni
se réduire à un mensonge, ne procède donc pas non plus d’une pleine
évidence !
Mais, à la lecture de l’évocation d’une « plénitude
de l’unité » ecclésiale retrouvée, à l’horizon 2054, après un schisme
d’un millénaire et une Eglise divisée, évocation n’émanant, certes, que de
votre cosignataire, je dois avouer m’être frotté les yeux : comment, sinon
approuver, du moins ne pas contester le sous-entendu d’une telle assertion ? L’Eglise,
Corps du Christ, aurait-elle été divisée depuis 1054 ? L’enseignement
constant, depuis les Pères grecs jusqu’à un Jean Meyendorff ou un Père Placide
(Deseille) n’est-il pas que l’Eglise orthodoxe est la seule Eglise Une,
Catholique et Apostolique ? L’an 1054 a certes divisé la chrétienté, mais
il n’a pas divisé l’Eglise !
Oh ! Je sais combien, aujourd’hui, plus violemment encore
que par le passé, cette affirmation est à même de heurter, choquer, blesser,
tant la réalité mystique de l’Eglise, qui est Corps du Christ, est
devenue difficile à comprendre pour nombre de nos contemporains, même bien
intentionnés. Mais c’est alors la foi chrétienne qui devient ipso
facto incomprise ! N’aurait-il pas fallu oser redire, concernant
l’unité, que c’est l’unicité du Corps du Christ, et elle seule, qui fait cette
unité, en nous rendant concorporels (Ep 3,6) à Lui ? C’est cela qu’affirme
la foi orthodoxe, cela qui est confessé dans le symbole de
Nicée-Constantinople. Et c’est cela qui rend la métaphore anglicane des branches
ou celle, romaine, des deux poumons, radicalement irrecevable dans notre
foi.
Rappeler, avec fermeté et clarté cet enseignement, aussi
ancien en ses fondements que l’Eglise elle-même, doit bien sûr s’accompagner
d’une bienveillance sans limite à l’égard des personnes qui ne le comprennent
pas. La fidélité à l’Eglise du Christ ne peut en aucun cas justifier le moindre
mouvement de suffisance ou d’orgueil de la part d’un de ses
membres : « Qu’as-tu, que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as
reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1
Co 4, 7) Mais, sinon la peur, du moins le souci purement humain, purement de
ce monde de ne pas encourir le risque d’irriter ou d’être incompris, ne
saurait cautionner quelque silence ou accommodement sur un point aussi
fondamental : il ne s’agit plus ici d’une affaire de dates, mais de la
compréhension même du mystère du Corps du Christ en Son Eglise.
C’est pourquoi il me semble faux d’affirmer que « rien
d’ultime ne justifie » les divisions au sein de la chrétienté. Ce
verbe « justifier » offre, certes, une riche polysémie : il est
exact qu’on ne peut s’accommoder des divisions au sein du monde chrétien et, en
ce sens, on ne peut les « justifier ». Mais il ne s’ensuit aucunement
que l’étiologie de cet état de fait se situerait en fin de compte dans quelque
fatras de malentendus regrettables, eux-mêmes englués dans les brumes et
marécages de circonstances politiques ou culturelles du passé. Je
n’évoquerai qu’un seul exemple : l’opposition d’un saint Grégoire Palamas
à la scolastique latine. Elle ne relevait pas de l’incompréhension
d’un « oriental » insuffisamment « éclairé » ; elle
s’ancrait, chez ce Père, dans sa conscience aigüe du sens du mystère qui est le
cœur de l’orthodoxie, et que l’on nomme l’apophatisme. Cette opposition entre
Byzance et Rome, relève bien d’un enjeu ultime et toujours nôtre, celui que
saint Paul nommait la folie de la Croix : quels sont, devant Dieu et en
Lui, la place et le poids de la raison humaine ?
L’Unité des chrétiens est bel et bien un horizon réel, puisque
c’est un horizon mystique : celui de la Jérusalem céleste en laquelle Dieu
viendra faire Sa demeure avec les hommes. (Ap 21, 3) L’Unité, facilitée par nos
combats ascétiques personnels, nous sera donnée en Christ, par l’Esprit-Saint ;
elle ne surgira pas, à mon sens, de quelque institution humaine organisée dans
ce but ; mais certes, l’Esprit souffle où Il
veut ! Veillons donc à ce que nos déplorations d’hommes divisés
ne se laissent pas griser dans une théâtralité facile et médiatique, laquelle
conduirait très vite à une situation d’une toute autre gravité :
l’imposture d’une « unité » assise sur l’arbre vénéneux du
relativisme, arbre préalablement décoré et comme emmitouflé dans une
contrefaçon d’humilité, rebaptisée « esprit d’ouverture » :
cette soi-disant unité ne serait alors qu’une totale apostasie.
Je sollicite votre épiscopale bénédiction et, vous faisant une
métanie, je baise votre Droite,
Humblement vôtre,
Jean
Gobert