S.P.I
Collège
des Bernardins
"La
souveraineté sur la mort comme point de bascule
2 juin 2025
Père Laurent Stalla-Bourdillon
Vertige. Tel est le mot qui s’impose lorsque l’on prend la
mesure des conséquences profondes de la légalisation de l’euthanasie en France.
L’intention peut sembler noble : soulager les souffrances. Mais la rupture
qu’elle introduit est irréversible. Car derrière les revendications d’un
nouveau “droit”, se cache une bascule anthropologique majeure : l’État dispose
désormais du pouvoir légal de donner la mort. Ce glissement transforme l’État
protecteur de la vie, en gestionnaire de la mort. La vie humaine cesse d’être
un bien intangible. Elle devient conditionnelle, soumise à des critères
aujourd’hui médicaux, et non plus protégée par un principe supérieur
d’inviolabilité. À partir du moment où l’on admet que certaines vies peuvent
être abrégées, d’autres pourront être jugées indignes de vivre. Ce vote des
députés français est l’expression ultime d’une anthropologie réductrice,
purement matérialiste, qui croit servir la liberté en abolissant la douleur par
la mort. Cette brèche ouverte sera lourde de conséquences.
L’interdit de tuer n’est pas un vestige
religieux, mais le socle de toute société civilisée. Il protégeait d’abord les
plus vulnérables, les personnes malades, les personnes âgées, les personnes
handicapées ou dépressives contre la pression implicite de devoir disparaître
“raisonnablement”. Transgresser cet interdit conduit à abandonner la protection
inconditionnelle de la vie, pour entrer dans une logique de sélection. Un jour,
nous nous souviendrons que les députés ont voté cette loi au lendemain de la
publication d’un rapport sur l’entrisme islamiste. Deux faits en apparence sans
lien, mais liés par une même logique : la légitimation de la mort administrée
par une autorité. Si la France légalise la suppression de la vie de personnes
innocentes au nom de leur souffrance, sur quelle base solide pourra-t-elle
condamner des régimes qui suppriment des vies au nom de la pureté morale ou
religieuse ?
Ce que redoutait Robert Badinter [1]
n’était pas seulement le retour de la peine de mort, mais la réintroduction du
principe même de la mort légale infligée par l’État. Un pouvoir qu’il ne
devrait jamais, jamais posséder : le pouvoir de trancher entre les vies qui
méritent d’être vécues et celles qu’il serait légitime d’abréger. Ce que
l’euthanasie inaugure est une extension silencieuse du champ de la mort
administrée et autorisée, dont nul ne peut dire jusqu’où elle ira. C’est là le
paradoxe tragique : au nom d’une autonomie exaltée, d’une liberté de disposer
de son corps, nous appelons sans le vouloir le retour d’autres idoles bien plus
brutales. Ce que nous justifions ici par la liberté individuelle, d’autres le
justifieront demain au nom de leurs principes religieux ou d’un idéal
collectif. Une société qui banalise la mort et la donne, prépare le terrain
pour celle qui imposera la mort comme solution. Nos
parlementaires, souvent hypnotisés par le désir de plaire en accordant des
droits nouveaux, manquent de lucidité sur la réalité de la nature spirituelle
de l’être humain. Sans conscience claire de la profondeur réelle et spirituelle
de la personne, ils semblent croire qu’en mettant fin à la vie du corps, on
délivre des souffrances. Rien n’est
moins garanti. En effet, l’être humain n’est pas qu’un corps. Il est doué d’une
âme unique, immortelle et irréductible à la matière du corps. À la mort, on ne
perd que son corps. Jamais son histoire. Car tout ce qui nous a fait demeure :
le bien comme le mal, la vérité comme le mensonge, lumière et ténèbres
coexistent en chacun de nous. La mort fait advenir une séparation, celle de
l’âme et du corps. Si le corps meurt en effet, l’âme humaine demeure
indestructible. Or, l’âme a été sciemment éliminée de tous les discours pour
mieux livrer les corps au pouvoir de la société. L’âme est simplement cette
instance qui nous permet de dire « je ». Ce « je » ne meurt jamais ! Notre
société s’est délestée de la vérité la plus essentielle et commune à toutes les
civilisations. L’âme, séparée du corps, entre dans sa destinée éternelle. Elle
devient incapable de progresser ou de régresser. Elle est comme figée dans un
état à l’instant de la mort. La négation de cette vérité métaphysique est
dramatique. Les députés semblent ignorer qu’une souffrance plus aiguë peut
demeurer en l’âme, celle du désespoir, du rejet de la Bonté qui nous a offert
le cadeau de la vie en ce monde. Qui peut, en vérité, présumer de sa capacité à
affronter ce face-à-face ultime sans être terrassé d’orgueil ? Voilà pourquoi
il est si redoutable d’en hâter l’instant.
Il semble bien que
nos députés soient les seuls à ne plus craindre la mort et ce qu’elle provoque.
Il y a sur ces questions un interdit, qu’il faut dénoncer. Une confusion qu’il
faut clarifier : une vérité philosophique et métaphysique n’est pas d’abord
religieuse. Par peur de la seconde, on en écarte la première. Derrière
l’affirmation de la liberté de disposer de soi, c’est en vérité une défaite de
la raison et une trahison de la dignité humaine. Hâter la mort, c’est jouer
avec un mystère que nul ne maîtrise. La dépénalisation de l’euthanasie fait du
« meurtre », défini par le Code pénal comme « le fait de donner volontairement
la mort à autrui », une procédure désormais légitime dans certains cas. Car
l’euthanasie, ne nous y trompons pas, n’est rien d’autre qu’une forme
d’auto-condamnation du malade, déguisée en libération. C’est le malade qui,
dans sa souffrance extrême, demande à subir une peine pour être délivré d’un
poids dont personne n’est objectivement coupable. Et l’État, au lieu de
protéger, exécute sa demande. Ce geste, fût-il encadré, demeure la réplique, en
miroir, de ce que des régimes autoritaires pratiquent depuis des siècles :
donner la mort, avec justification. Il faut élargir la focale pour prendre la
mesure de notre dérive !
L’État n’a pas le droit
de tuer. Il ne l’a jamais eu. Et il ne l’aura jamais sans trahir ce qu’est une
civilisation humaine. L’euthanasie est une loi qui conjugue les trois vents
mauvais de notre époque : le vent de l’indifférentisme à l’égard de la réalité
de la mort ; le vent du matérialisme qui réduit l’homme à son corps ; le vent
de l’individualisme qui fait primer la liberté individuelle sur le bien de
tous. Il est encore temps de refuser cette défaite morale.
Notre civilisation n’a
pas besoin de légaliser la mort : elle a besoin de retrouver le sens de la vie.
Il n’y a de vraie rédemption que dans l’accueil lucide et courageux de
l’existence, jusque dans l’épreuve. Il faut choisir entre une société fondée
sur le respect de toute personne, aimée et soutenue jusqu’au terme inéluctable
à son heure, ou une société livrée à l’arbitraire de la mort légitime. La ligne
de fracture est là.(source)
Notes : [1] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/nul-ne-peut-retirer-la-vie-a-autrui-dans-une-democratie-quand-robert-badinter-s-opposait-a-l-euthanasie-20240209