6
août…. 1945
Hiroshima,
75 ans plus tard: «Pourquoi ne suis-je pas morte, ce jour-là?»
Texte par :Bruno Duval
« Je ne suis pas
morte à Hiroshima. Pourquoi ? »
Keiko Ogura avait huit ans le 6 août 1945. Elle n'était qu'à 2 km du point d'impact de la première bombe atomique de l'histoire. Et pourtant, elle y a survécu, ce qui l'a culpabilisée très longtemps.
Keiko Ogura avait huit ans le 6 août 1945. Elle n'était qu'à 2 km du point d'impact de la première bombe atomique de l'histoire. Et pourtant, elle y a survécu, ce qui l'a culpabilisée très longtemps.
Le matin du 6 août 1945, Keiko Ogura, qui était alors âgée de
huit ans, a été tirée de son sommeil par un tapotement sur son épaule. « Keiko !
Je dois te parler », lui a murmuré son père. La petite fille a ouvert les
yeux avec peine : elle venait de passer une nuit épouvantable. Elle et
toute sa famille avaient dû dormir dans un abri anti-aérien, les raids de
l'aviation américaine n'ayant pas cessé depuis la veille au soir. « Keiko,
je préfère que tu n'ailles pas à l'école aujourd'hui », lui a dit son
père. « Ce n'est pas prudent. J'ai un mauvais pressentiment... »
L'enfant a donc quitté l'abri pour regagner sa maison. Alors
qu'elle arrivait chez elle, à 8h15 précises, elle a été aveuglée par « une
immense lueur blanchâtre – métallique – qui a traversé le ciel. Il y
a eu une explosion gigantesque, si forte que la terre en a tremblé. Ensuite, un
souffle terrible m'a projetée à terre. Ma tête à heurté un rocher. Je me suis
évanouie ».
Un
silence de mort, une ville dévastée
Keiko se trouvait à 2,4 km précisément du point d'impact de la
bombe atomique. Quand elle a repris connaissance, elle a constaté que tout
était dévasté autour d'elle. « Des maisons en bois avaient volé en éclats.
Des arbres avaient été déracinés par la déflagration. Cela commençait à brûler
un peu partout. Surtout, on n'entendait pas un bruit, comme si la vie s'était
arrêtée. Et il faisait très sombre, alors qu'on était en plein jour !
J'étais hébétée, incapable de me relever. »
Un peu plus tard, Keiko a entendu des cris : « Maman !
Maman ! ». C'était son grand frère qui revenait à la maison, affolé.
« Ce matin-là, avec d'autres collégiens, il était affecté à la récolte des
pommes de terre dans un champ pas loin de chez nous. Il m'a raconté avoir
entendu un bombardier B29 approcher puis l'avoir vu larguer une bombe. Il s'est
jeté à terre avant même qu'elle explose, ce qui lui a sauvé la vie : il a
été brûlé mais dans le dos uniquement, donc il a réussi à se relever. En chemin
vers la maison, m'a-t-il dit, il a vu '' un nuage horrible, en forme
de champignon '' s'élever dans le ciel. Puis, fondant en larmes, il a
hurlé : '' Ma petite Keiko, toute notre ville brûle !
Hiroshima est dévastée ! '' J'étais complètement
terrifiée. »
Les heures qui ont suivi, les habitants du centre-ville ont
pris la fuite, beaucoup se dirigeant vers le quartier où habitait la famille
Ogura, situé au pied d'une colline. « La plupart des gens avaient des
blessures et des brûlures terribles. C'était atroce à voir. Ils fuyaient en
silence. On n'entendait que leurs gémissements. Et ces mots, aussi, qui
revenaient tout le temps : '' De l'eau ! De l'eau ! ''.
Je suis allée en chercher au puits de la maison. Deux de ces blessés sont morts
sous mes yeux alors qu'ils buvaient l'eau que je venais de leur apporter. En
fait, il ne faut jamais donner à boire à des grands brûlés : cela peut
leur être fatal. Mais je ne l'ai su que bien plus tard ! A l'époque, je
l'ignorais : je n'étais qu'une enfant ! Donc, en croyant bien faire,
j'ai tué ces hommes que j'essayais d'aider. J'en ai fait des cauchemars pendant
des années... ».
Un
non-dit pesant, un long stigmate
Au total, le bombardement de Hiroshima puis celui de Nagasaki,
trois jours plus tard, ont coûté la vie à 214 000 personnes, très
majoritairement des civils. Sept décennies plus tard, Keiko Ogura, qui est âgée
aujourd'hui de 83 ans, se souvient encore de l'odeur de « la fumée noire
qui a longtemps recouvert la ville, tant il y avait de dépouilles à brûler et
de bûchers funéraires érigés un peu partout. Pour vous dire : rien qu'en
deux jours, dans le petit square à côté de chez nous, mon père et des voisins
ont dit adieu à 700 habitants du quartier que la bombe atomique avait
tués ».
Keiko, elle aussi, a vu mourir beaucoup de ses proches, dont
son frère aîné qu'elle aimait tant. Mais elle, en tout cas, a eu la vie sauve.
« Pourquoi ne suis-je pas morte, ce jour-là ? Et pourquoi n'ai-je pas
réussi à sauver quiconque ? Ces deux questions me hantent », confie
l'octogénaire. Qui dit avoir très longtemps ressenti « un immense
sentiment de culpabilité » d'avoir survécu à la bombe.
En parler, mettre des mots sur son ressenti, cela l'aurait
certainement aidée. Mais cela n'a pas été possible. « D'abord, tout au
long de l'occupation américaine, les victimes des bombardements atomiques ont
été réduites au silence par la censure militaire : c'était vraiment le
sujet tabou par excellence. Ensuite, quand cette occupation a pris fin, bon
nombre de survivants ont préféré se taire : parler, c'était risquer d'être
stigmatisé. »
► À
lire aussi : Japon: les irradiés de la «pluie noire» d'Hiroshima en 1945
enfin reconnus comme victimes
Car la plupart des « hibakushas » – ainsi que
l'on dénomme en japonais les survivants des bombardements atomiques – ont
été accusés de dramatiser leur état de santé pour bénéficier des aides de
l'État, donc vivre au crochet de l'assistanat. La rumeur les a aussi présentés
comme étant incapables de mettre au monde des enfants en bonne santé. Leur
descendance souffrirait forcément des séquelles de leur irradiation :
malformations, risque accru de maladies cancéreuses, etc. Énormément de
rescapés des bombardements ne sont donc jamais parvenus à se marier.
« Une
angoisse qui perdure pendant des décennies »
Ce que Keiko Ogura a réussi à faire, néanmoins. Depuis, elle a
eu deux enfants, qui, ensuite, ont fait d'elle une grand-mère. Mais « tout
au long de ma grossesse, j'ai été rongée par l'angoisse », se
souvient-elle. « Mes enfants allaient-ils naître normaux ?
N'allaient-ils pas finir par avoir un cancer ou une leucémie... à cause de
moi ? Je veux dire : du fait de mes radiations atomiques, en août
45 ? Aujourd'hui encore, c'est une source permanente d'inquiétude pour
moi, par rapport à mes petits-enfants. »
Aux yeux de Keiko Ogura, c'est précisément cela qui rend les
armes nucléaires « éthiquement inacceptables ». Car elles impactent,
non seulement la santé des personnes qui en ont été victimes, mais aussi,
potentiellement, celle de tous leurs descendants. « En somme, c'est un
fardeau qui condamne à l'angoisse des générations entières », résume la
vieille dame.
Aussi, le fait que, 75 ans plus tard, ces armes n'aient
toujours pas été interdites de par le monde la « terrifie » et la
« désespère ». Le Japon lui-même, parce qu'il vit sous la protection
du parapluie nucléaire de son puissant allié américain, refuse de signer le
traité des Nations Unies de 2017 visant à l'interdiction mondiale des armes
atomiques. « Cela me met hors de moi », réagit Keiko Ogura.
Les sondages montrent que six Japonais sur dix souhaitent que
Tokyo ratifie ce traité. Mais seuls 5% des survivants de Hiroshima et Nagasaki
– qui sont âgés en moyenne de 82 ans – croient que les armes
nucléaires seront interdites de leur vivant.