jeudi 6 août 2020


6 août…. 1945

Hiroshima, 75 ans plus tard: «Pourquoi ne suis-je pas morte, ce jour-là?»



Texte par :Bruno Duval

 « Je ne suis pas morte à Hiroshima. Pourquoi ? »

 Keiko Ogura avait huit ans le 6 août 1945. Elle n'était qu'à 2 km du point d'impact de la première bombe atomique de l'histoire. Et pourtant, elle y a survécu, ce qui l'a culpabilisée très longtemps.


Le matin du 6 août 1945, Keiko Ogura, qui était alors âgée de huit ans, a été tirée de son sommeil par un tapotement sur son épaule. « Keiko ! Je dois te parler », lui a murmuré son père. La petite fille a ouvert les yeux avec peine : elle venait de passer une nuit épouvantable. Elle et toute sa famille avaient dû dormir dans un abri anti-aérien, les raids de l'aviation américaine n'ayant pas cessé depuis la veille au soir. « Keiko, je préfère que tu n'ailles pas à l'école aujourd'hui », lui a dit son père. « Ce n'est pas prudent. J'ai un mauvais pressentiment... »

L'enfant a donc quitté l'abri pour regagner sa maison. Alors qu'elle arrivait chez elle, à 8h15 précises, elle a été aveuglée par « une immense lueur blanchâtre – métallique – qui a traversé le ciel. Il y a eu une explosion gigantesque, si forte que la terre en a tremblé. Ensuite, un souffle terrible m'a projetée à terre. Ma tête à heurté un rocher. Je me suis évanouie ».

Un silence de mort, une ville dévastée

Keiko se trouvait à 2,4 km précisément du point d'impact de la bombe atomique. Quand elle a repris connaissance, elle a constaté que tout était dévasté autour d'elle. « Des maisons en bois avaient volé en éclats. Des arbres avaient été déracinés par la déflagration. Cela commençait à brûler un peu partout. Surtout, on n'entendait pas un bruit, comme si la vie s'était arrêtée. Et il faisait très sombre, alors qu'on était en plein jour ! J'étais hébétée, incapable de me relever. »

Un peu plus tard, Keiko a entendu des cris : « Maman ! Maman ! ». C'était son grand frère qui revenait à la maison, affolé. « Ce matin-là, avec d'autres collégiens, il était affecté à la récolte des pommes de terre dans un champ pas loin de chez nous. Il m'a raconté avoir entendu un bombardier B29 approcher puis l'avoir vu larguer une bombe. Il s'est jeté à terre avant même qu'elle explose, ce qui lui a sauvé la vie : il a été brûlé mais dans le dos uniquement, donc il a réussi à se relever. En chemin vers la maison, m'a-t-il dit, il a vu '' un nuage horrible, en forme de champignon '' s'élever dans le ciel. Puis, fondant en larmes, il a hurlé : '' Ma petite Keiko, toute notre ville brûle ! Hiroshima est dévastée ! '' J'étais complètement terrifiée. »

Les heures qui ont suivi, les habitants du centre-ville ont pris la fuite, beaucoup se dirigeant vers le quartier où habitait la famille Ogura, situé au pied d'une colline. « La plupart des gens avaient des blessures et des brûlures terribles. C'était atroce à voir. Ils fuyaient en silence. On n'entendait que leurs gémissements. Et ces mots, aussi, qui revenaient tout le temps : '' De l'eau ! De l'eau ! ''. Je suis allée en chercher au puits de la maison. Deux de ces blessés sont morts sous mes yeux alors qu'ils buvaient l'eau que je venais de leur apporter. En fait, il ne faut jamais donner à boire à des grands brûlés : cela peut leur être fatal. Mais je ne l'ai su que bien plus tard ! A l'époque, je l'ignorais : je n'étais qu'une enfant ! Donc, en croyant bien faire, j'ai tué ces hommes que j'essayais d'aider. J'en ai fait des cauchemars pendant des années... ».

Un non-dit pesant, un long stigmate

Au total, le bombardement de Hiroshima puis celui de Nagasaki, trois jours plus tard, ont coûté la vie à 214 000 personnes, très majoritairement des civils. Sept décennies plus tard, Keiko Ogura, qui est âgée aujourd'hui de 83 ans, se souvient encore de l'odeur de « la fumée noire qui a longtemps recouvert la ville, tant il y avait de dépouilles à brûler et de bûchers funéraires érigés un peu partout. Pour vous dire : rien qu'en deux jours, dans le petit square à côté de chez nous, mon père et des voisins ont dit adieu à 700 habitants du quartier que la bombe atomique avait tués ».

Keiko, elle aussi, a vu mourir beaucoup de ses proches, dont son frère aîné qu'elle aimait tant. Mais elle, en tout cas, a eu la vie sauve. « Pourquoi ne suis-je pas morte, ce jour-là ? Et pourquoi n'ai-je pas réussi à sauver quiconque ? Ces deux questions me hantent », confie l'octogénaire. Qui dit avoir très longtemps ressenti « un immense sentiment de culpabilité » d'avoir survécu à la bombe.

En parler, mettre des mots sur son ressenti, cela l'aurait certainement aidée. Mais cela n'a pas été possible. « D'abord, tout au long de l'occupation américaine, les victimes des bombardements atomiques ont été réduites au silence par la censure militaire : c'était vraiment le sujet tabou par excellence. Ensuite, quand cette occupation a pris fin, bon nombre de survivants ont préféré se taire : parler, c'était risquer d'être stigmatisé. »


Car la plupart des « hibakushas » – ainsi que l'on dénomme en japonais les survivants des bombardements atomiques – ont été accusés de dramatiser leur état de santé pour bénéficier des aides de l'État, donc vivre au crochet de l'assistanat. La rumeur les a aussi présentés comme étant incapables de mettre au monde des enfants en bonne santé. Leur descendance souffrirait forcément des séquelles de leur irradiation : malformations, risque accru de maladies cancéreuses, etc. Énormément de rescapés des bombardements ne sont donc jamais parvenus à se marier.

« Une angoisse qui perdure pendant des décennies »

Ce que Keiko Ogura a réussi à faire, néanmoins. Depuis, elle a eu deux enfants, qui, ensuite, ont fait d'elle une grand-mère. Mais « tout au long de ma grossesse, j'ai été rongée par l'angoisse », se souvient-elle. « Mes enfants allaient-ils naître normaux ? N'allaient-ils pas finir par avoir un cancer ou une leucémie... à cause de moi ? Je veux dire : du fait de mes radiations atomiques, en août 45 ? Aujourd'hui encore, c'est une source permanente d'inquiétude pour moi, par rapport à mes petits-enfants. »
Aux yeux de Keiko Ogura, c'est précisément cela qui rend les armes nucléaires « éthiquement inacceptables ». Car elles impactent, non seulement la santé des personnes qui en ont été victimes, mais aussi, potentiellement, celle de tous leurs descendants. « En somme, c'est un fardeau qui condamne à l'angoisse des générations entières », résume la vieille dame.

Aussi, le fait que, 75 ans plus tard, ces armes n'aient toujours pas été interdites de par le monde la « terrifie » et la « désespère ». Le Japon lui-même, parce qu'il vit sous la protection du parapluie nucléaire de son puissant allié américain, refuse de signer le traité des Nations Unies de 2017 visant à l'interdiction mondiale des armes atomiques. « Cela me met hors de moi », réagit Keiko Ogura.

Les sondages montrent que six Japonais sur dix souhaitent que Tokyo ratifie ce traité. Mais seuls 5% des survivants de Hiroshima et Nagasaki – qui sont âgés en moyenne de 82 ans – croient que les armes nucléaires seront interdites de leur vivant.