lundi 14 octobre 2024

 

Question d'actualité : l’Ukraine est-elle russe ?

La « Nation russe trinitaire » ?

L’historien Jean-Paul Lefebvre-Filleau, chroniqueur pour le Démocrate Vernonnais, donne son analyse sur les relations entre l'Ukraine et la Russie.


Métropolite archevêque Théophane Prokopovitch. (©Dr)


L’historien Jean-Paul Lefebvre-Filleau, chroniqueur pour Le Démocrate vernonnais, connaisseur des pays orthodoxes de l’Europe de l’Est, eu égard à ses attaches familiales et religieuses avec lesdits pays, a bien voulu répondre à cette question, apparemment provocatrice, en se référant à l’histoire de l’Ukraine et de la Russie et à l’appréciation d’amis ukrainiens.

 

Beaucoup de Russes considèrent aujourd’hui qu’ils constituent un peuple dont font aussi partie les Ukrainiens et les Biélorusses.

C’est le principe de la « Nation russe trinitaire » qui s’est imposé, dès le XVIe siècle. Reconnu comme norme ethnologique mondiale – tout au moins jusqu’en 1923 comme le démontre la carte jointe à cet article -, ce concept est l’élément fondateur de l’Empire russe. Il a été repris par Vladimir Poutine dans son essai paru en 2021 et intitulé « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ».

La « Nation russe trinitaire »

Le principe de la « Nation russe trinitaire » regroupe les « Grands Russes » (les Russes), les Petits Russes (les Ukrainiens) et les Russes blancs (les Biélorusses), tous issus du peuple « vieux russe » de la Russie kiévienne.

La Russie kiévienne ou « Rus’ de Kiev » est une principauté slave orientale qui existe du IXe au XIIIe siècle et qui est incontestablement à l’origine de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie contemporaines.

La « Rus’ de Kiev » devient chrétienne avec le baptême de son suzerain, le prince Vladimir Ier de Kiev dit Vladimir le Grand, en 988. Ensuite, l’évangélisation du pays est menée par le moine missionnaire orthodoxe Cyrille qui traduit les Évangiles, le psautier et les offices religieux byzantins en vieux slave (le slavon) et introduit l’alphabet cyrillique.

Ce concept de « Nation russe trinitaire » trouve sa source dans la volonté de l’Église orthodoxe, dès la fin du 16e siècle, d’unir ces trois peuples slaves pour répondre à la discrimination dont les orthodoxes sont victimes en Pologne-Lituanie.

Cet État, l’un des plus grands d’Europe, s’étend sur les territoires actuels de la Pologne, de la Lituanie, de la Biélorussie, de la Lettonie, d’une partie de l’Estonie et d’une grande partie de l’Ukraine.

L’auteur de ce concept de « Nation russe trinitaire » est le métropolite et archevêque Théophane Prokopovitch (1681-1736), conseiller du Tsar Pierre le Grand et professeur à l’Académie Kiev-Mohyla. Il déclare que le peuple russe est trinitaire, comme le stipule le titre du Tsar : « tsar de la Grande, de la Petite et de la Blanche Rus’ ».

De plus, l’archimandrite (père abbé) du monastère de la Laure des Grottes de Kiev, Innocent Giesel, adversaire de la Pologne-Lituanie, offre par son livre, le « Synopsis Kiévien », une « constitution spirituelle » aux Russes, aux Biélorusses et aux Ukrainiens qu’il considère comme membres du « peuple vieux-russe ».

La révolte cosaque

Si les Ukrainiens sont dominés par les Polonais-Lituaniens, plusieurs soulèvements se déroulent au XVIe siècle. Le plus important est conduit par le chef cosaque Severyn Nalyvaïko, en 1594. Ses successeurs sont Petro Sahaïdatchnyl, Bohdan Khmelnytskyi, en 1648.

En 1701, sur leur demande, le Tsar Pierre le Grand intègre les cosaques d’Ukraine dans son empire. Ceux-ci deviennent des vassaux autonomes du suzerain russe et combattent l’Empire ottoman et la Pologne. En 1793, l’impératrice de Russie Catherine II supprime l’autonomie des cosaques d’Ukraine et occupe leur territoire jusqu’à la mer Noire. Dès lors, les trois quarts de l’actuelle Ukraine deviennent russes, jusqu’à la Révolution d’octobre 1917.

Une courte indépendance

À la suite de l’éclatement des Empires russe et autrichien, en 1917, les Ukrainiens aspirent à l’indépendance qu’ils déclarent le 17 mars 1917, sous la houlette de Mykhaïlo Hrouchevsky, puis proclament officiellement l’indépendance de la République populaire d’Ukraine, le 22 janvier 1918. Ce nouvel État est reconnu par la France et la Grande-Bretagne. Mais l’offensive de l’Armée rouge contraint le jeune gouvernement à s’enfuir de Kiev, en février 1918.

La guerre civile, qui règne entre les troupes bolchéviques et les troupes russes tsaristes dites blanches, sème la confusion la plus totale. Vers la fin de l’année 1919 et la première moitié de 1920, les Bolchéviques finissent par l’emporter sur toutes les forces qui s’opposent à eux.

Dès lors, la partie de l’ex-empire russe de l’Ukraine, avec Kiev pour capitale, est intégrée à l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS).

En 1921, la partie de l’ex-empire autrichien, avec Lviv (Lvov, en russe) pour ville principale, devient territoire polonais.

La petite Ukraine trans-carpatique, jadis hongroise, est rattachée à la Tchécoslovaquie. Enfin, la minorité ukrainienne de la Bucovine rejoint la Roumanie.

L’Ukraine soviétique

Les Bolchéviques parvenus au pouvoir écartent d’abord cette idéologie de « Nation russe trinitaire » en lui reprochant de soutenir, selon les Trotskystes, un nationalisme conservateur. Mais la période stalinienne suivante est marquée par un renouveau des conceptions impériales, même si le statut des Ukrainiens et des Biélorusses en tant que peuples autonomes de l’URSS n’est pas modifié.

Ainsi, les historiens de Staline considèrent que la « Rus’ de Kiev » est le « berceau commun » des trois peuples slaves, tout en appuyant sur le principe du « peuple vieux-russe ».

D’ailleurs, le régime soviétique adhère totalement au principe de la « Nation russe trinitaire », comme l’attestent les travaux de l’universitaire soviétique Nikolaï Derjavine, publiés en 1944 et intitulés « L’origine du peuple russe : le grand Russe, l’Ukrainien et le Biélorusse ».
Il est à noter que Staline veille particulièrement à tout réveil national ukrainien, interprété comme une menace à l’intégrité de l’Union soviétique.

Après l’invasion de la Pologne en 1939 par les troupes allemandes, puis soviétiques, l’URSS annexe les régions polonaises à majorité ukrainienne (comme la région de Ternopol, en Ukraine occidentale, par exemple), puis les régions à minorité ukrainienne de Roumanie, en 1940.

Carte ethnique de l’Europe, en 1923, établie par les Britanniques, confirme le concept de « Nation trinitaire russe » (zone verte) (©Dr)

En 1941, des Ukrainiens aspirant à l’indépendance de l’Ukraine accueillent dans un premier temps favorablement les forces allemandes. Mais lorsqu’ils comprennent que les nazis sont venus pour piller le pays et les transformer en esclaves, ils entrent en masse dans la Résistance, puis dans l’Armée rouge.

Quatre villes – Odessa, Kertch, Sébastopol et Kiev reçoivent le titre de « Ville héros ».

En 1945, la Ruthénie trans-carpatique, jadis hongroise, est rattachée par ordre de Staline à l’Ukraine, ainsi que plusieurs îles roumaines de la mer Noire qu’il donne encore à l’Ukraine. En 1954, l’Ukrainien Nikita Khrouchtchev transfère la Crimée totalement russophone à l’Ukraine.

La seconde indépendance

À la suite de la libéralisation du régime soviétique sous la houlette de Mikhaïl Gorbatchev, le « Roukh », premier parti politique indépendant d’Ukraine, est fondé en 1989. Le 16 juillet 1990, la « Déclaration sur la souveraineté politique de l’Ukraine » est adoptée par le Parlement.

L’indépendance totale de l’Ukraine est proclamée le 1er décembre 1991. La semaine suivante, l’URSS n’existe plus. Lui succède la Communauté des États indépendants (CEI) qui reconnaît les frontières des ex-républiques soviétiques devenues indépendantes, dont celles de l’Ukraine.

– Crise de Crimée :
Rapidement des conflits d’intérêt, qui sont trop longs à expliquer dans un court article, naissent entre l’Ukraine et la Russie. Le plus important concerne la Crimée.
Des groupes paramilitaires prennent le contrôle de la Crimée et de Sébastopol. Un référendum d’autodétermination est organisé en mars 2014 par les séparatistes.

Le résultat étant positif, ces territoires sont reconnus indépendants par la Russie mais pas par la communauté internationale. Quant au gouvernement ukrainien, il accuse la Russie d’invasion et d’occupation armée.

– Accord de libre-échange :
Le président Petro Porochenko signe, le 27 juin 2014, un accord de libre-échange avec l’Union européenne perçu par le gouvernement russe comme des prémices à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN.

– Guerre du Donbass :
Un soulèvement populaire pro-russe contre le gouvernement ukrainien se produit dans la partie orientale de l’Ukraine (Donbass). Naissent alors deux républiques : la République populaire de Donetsk et la République populaire de Lougansk, reconnues par la Russie, le 21 février 2022.

– Invasion de l’Ukraine :
Trois jours plus tard, l’armée russe procède d’abord à des bombardements de plusieurs villes ukrainiennes, dont la capitale.

Ensuite, des troupes pénètrent en Ukraine, à la stupéfaction de la population qui ne s’attendait pas à l’attaque d’un « pays frère » suivant la terminologie parfois employée par les deux belligérants.

L’Ukraine est-elle encore russe ?

L’Ukraine fait-elle encore partie de la « Nation russe trinitaire » ? J’ai posé cette question à des Ukrainiens vivant en France. Ils expriment tous une gêne certaine à répondre. Au fond d’eux-mêmes, leurs cœurs saignent car ils ne s’attendaient pas à une violente attaque de leur pays par la Russie.

Ayant parfois des parents ou des amis dans les deux camps, ils espèrent que la sagesse des dirigeants russes et ukrainiens conduira à un cessez-le-feu et à des négociations diplomatiques fructueuses.

Jean-Paul Lefebvre-Filleau