LA
LIBERTÉ EN CHRIST
PAROLE DU
MÉTROPOLITE
APOSTOLIA-Novembre
2023- n°188
..
L'homme libre n'est pas celui qui fait ce qu'il veut,
mais
celui qui, alors qu'il peut faire ce qu'il veut,
répand librement son sang et sa sueur devant
le Christ crucifié, pour être conduit à la résurrection >.
1. Archimandrite Aimilianos,
Simonos Petra voie royale, Saint Nil de Calabre, Éditions Ormylia, 20 i6.
L 'homme qui prend en main sa vie spirituelle de manière responsable ne met pas sa confiance en lui-même ni en ses propres forces, qu'elles soient physiques, spirituelles ou psychologiques. Nous sommes souvent amenés aujourd'hui à mentionner également le psychologique, en raison de cette impression que nous avons parfois que nous pouvons affronter le péché seulement par notre propre effort, par une approche psychologique, nous croyant ainsi plus forts que le péché lui-même et plus forts que la tentation qui frappe à notre porte. Telle est la manière psychologique d'aborder le combat. L homme spirituel, habité par la grâce et en quête de Dieu quant à lui connaît par avance sa propre mesure, sait qu'il ne peut aucunement mettre sa confiance seulement en lui-même, que ses ressorts intérieurs -psychologiques - sont limités, mais que seules ses forces spirituelles, couvertes de la grâce de l'Esprit Saint et en synergie avec elle, sont capables de vaincre. L homme charnel, fermé sur lui-même, isolé de tous et de tout, homme psychologique, laisse tout se déployer dans un circuit fermé, un cercle restreint qui va de moi à moi et tournoie en moi et où je suis le centre de tout. Mais il voit cependant les limites de l'autre, et c'est le comble : lorsque nous voyons les limites de notre prochain, nous les voyons jusque dans leurs traits les plus minutieux. Quant à nos propres limites, nous en sommes parfaitement aveugles. Lorsqu'il s'agit de nous-même, nous ne voyons plus rien, et si quelqu'un se risquait d'aventure à nous rappeler nos propres limites, nous en sursauterions d'indignation.
Pourtant, le père spirituel est bien souvent là pour nous
rappeler nos propres limites, bien que nous n'acceptions (de tout cœur) que
dans de rares circonstances de le laisser les pointer. Nous nous emportons à la
moindre allusions - Qu'a-t-il contre moi aujourd'hui ? Il ne voit que moi,
mais les autres, ne les voit-il pas ?, et nous nous sentons outragé alors que
de tait, le père spirituel ne fait que tenter d'aider la personne à échapper à
telle tentation ou à tel péché, à être sauvée, c'est-à-dire l'aider à voir son
propre péché et l'en éloigner. Comme nous l'enseigne le Paterikon celui qui
voit son propre péché est plus grand que celui qui ressuscite les morts.
Mesurons-nous ce que signifie voir son propre péché, ne plus voir celui du
prochain ? Nous nous horrifions du péché de celui que nous voyons à côté de
nous, le jugeant d'une gravité extrême, or quand il est question de nous-même,
nous nous Persuadons que ce n est pas si grave que cela. Nous sommes alors bien
loin de réaliser que si Dieu nous laisse voir les faiblesses de notre prochain,
c'est précisément pour nous guérir des nôtres. Notre prochain est en effet le miroir
de notre âme. Son péché fait écho en nous à quelque chose qui nous est si
familier que nous le reconnaissons immédiatement, en connaissons spontanément
les racines et pouvons en expliquer les mécanismes avec précision, car il
s'agit en réalité de l'état de notre propre cœur que nous Projetons sur notre
frère. Si telle passion nous était méconnue, nous ne la pourrions percevoir en
notre frère. Dieu nous dévoile, nous révèle les manquements et faiblesses de l'autre
afin de nous éclairer sur notre propre état intérieur et nous en guérir. Mais au
]lieu de percevoir cette délicatesse toute divine, nous persévérons dans notre
aveuglement, nous entêtons dans le jugement de notre frère et mettons toute coïncidence
sur le compte du hasard.
Les martyrs sont ceux qui, parfois en toute conscience, s'offrirent
en sacrifice au Christ et de cette manière parvinrent à la perfection. Certains
offrirent leur vie en prenant la place de leur prochain pour le sauver d'une mort
certaine, atteignant de cette manière les cimes de la perfection. Songeons
comme il nous serait difficile de renoncer à ce que nous avons et à ce que nous
sommes. Certains le pourraient, d'autre non. Si cela nous était demandé,
certains d'entre nous ferions n'importe quoi pourvu que nous n'ayons pas à
renoncer à nous-même, ni à ce que nous avons ou possédons, qu'il s'agisse de
nos relations, de personnes, de biens matériels de notre époux, d'amis, de
parents ou de toutes sortes d'amitiés. Que de fois ne renonçons- nous pas au
Christ pour quelque amitié que nous avons ? Si un jour celui avec qui je bois
mon café ou avec qui je m'adonne jour après jour à toutes sortes de potinages dit
une parole dénigrant Dieu, je ferme les oreilles à ce qu'il dit pour ne pas le
courroucer; loin de témoigner alors de ma foi, je témoigne devant le monde de
ma peur ou de ma honte d'appartenir au Christ.
Tel est le martyre quotidien- ou martyre blanc - auquel nous
sommes appelés : renoncer à notre volonté propre, à la tyrannie de notre propre
volonté, à la tyrannie de la possessivité dont nous sommes capables et nous
abandonner en toute chose entre les mains de Dieu. Renoncer à soi, à son ego à
ses désirs, à ses opinions, à son confort, à ses droits les plus légitimes,
tout cela constitue une forme de martyre propre à mener le chrétien à la
liberté véritable, la liberté en Christ - démarche toute personnelle qui ne
peut d'aucune manière être imposée. La grâce et une paix profonde se
substituent alors à la douleur suscitée par le renoncement. Mais nous ne
pouvons pas y parvenir par nous-même, nous avons besoin de la grâce de l'Esprit
Saint. Que dirions- nous alors du martyre, du renoncement à notre propre vie !
<< Qui ne désire la liberté ? - interroge Saint Silouane. Tout le monde
la désire, mais il faut savoir en quoi elle consiste et comment la trouver... Pour
devenir libre, il faut avant tout se "lier" soi-même. Plus tu te lieras
toi-même, plus grande sera la liberté de ton esprit... Il faut lier en nous les
passions, pour qu'elles ne nous dominent pas; il faut se lier pour ne pas nuire
à son prochain . .. On cherche habituellement la liberté pour pouvoir
"faire ce que l'on veut Ce n'est pas la liberté, mais la domination du
péché sur nous. 2. Archimandrite Sophrony, Starets Silouane, Moine
du Mont-Aihos, Saint Silouane I'Athonite (1866-1938) Vie, doctrine et écrits,
Cerf, 2û10, pp 65-66.
Il arrive parfois que nous nous haïssions nous-même tout en
chérissant l'inclination passionnelle qui se tapit en nous. Comme cela se
peut-il ? A-t-on jamais songé à ce que signifie se haïr soi-même mais aimer sa
passion plus que soi ? Dans de nombreux cas, il s'avère dans notre vie que nous
aimons notre passion plus que nous-même, car si nous nous aimions nous même, nous
devions être libre de tout, de toute passion, de tout ce qui nous enchaîne au-delà
des limites, qui nous fait perdre la paix intérieure, devenir agressif, et nous
plonge dans une agitation difficilement maîtrisable. Chérissant notre passion
nous oublions notre âme, délaissons notre salut, nous séparons de Dieu, nous
oublions tout et focalisons notre vie entière sur ce qui constitue l'objet de
notre inclination passionnelle. " Tant que l'on ne hait pas vraiment de
tout son cœur la cause du péché, écrit Saint Isaac, on n'est pas délivré de
l'attrait du plaisir que celui-ci procure. C'est là le combat le plus ardu,
celui qui exige de l'homme qu'il résiste jusqu'au sang, et qui met à l'épreuve
sa liberté". 3. Saint Isaac le Syrien, Discours
ascétiques,42, 1, R.P. Placide Deseille, Monastère Saint-Antoinele- Grand et
Monastère de Solan, 2006.
Pour être prêt à donner sa vie entière au Christ, on doit être
libre de tout : de la vaine gloire et de la tentation de vouloir être
respectable aux yeux du monde, du désir de posséder des biens matériels, de l'aspiration
à avoir du pouvoir sur les autres, de l'orgueil de toutes les passions liées à la
possession et au confort qui en résulte, et par-dessus tout, aimer le Roi du
Ciel et de la terre, avoir compris qu'en vérité le Royaume du Christ n'est pas
de ce monde, et que celui qui règne avec le Christ est celui qui est libre de
Le choisir dans n'importe quelle circonstance de la vie.
Souvent, lorsque nous recevons de notre père spirituel le
conseil de ne nous laisser dominer ni posséder par rien, c'est en réalité une
exhortation au martyre quotidien. La prière vient nous libérer de nos passions,
de nos états qui nous séparent du Christ et nous font nous éprendre des
passions plus que de nous-même et de notre salut. Nous ne pouvons parvenir à
cet état de liberté intérieure que par la prière incessante. << Le Seigneur
ne veut pas la mort du pécheur, et à celui qui se repent Il fait don de la
grâce du Saint-Esprit, dit Saint Silouane. Elle donne la paix à l'âme et la
liberté d'être en Dieu par l'esprit et le cœur. Quand le Saint-Esprit nous
pardonne nos péchés, l'âme reçoit la liberté de prier Dieu avec w esprit pur ;
alors elle contemple librement Dieu et demeure paisible et joyeuse en Lui.
C'est cela, la vraie liberté. Mais sans Dieu, il ne peut y avoir de liberté parce
que nos ennemis troublent l'âme par de mauvaises pensées >>. 4. Saint
Silouane l'Athonite, ibid., .< De la volonté de Dieu et de la liberté,,, p.
328.
Car si nous nous laissons aller, si nous
nous délaissons un seul jour dans notre vie, tout s'effondre et nous devons
alors reprendre à zéro. Nous conservons, certes, le souvenir de jours meilleurs,
mais le moindre penchant à la nonchalance nous fait chuter à nouveau et retourner
à l'état où nous étions avant de connaître le Christ d'une connaissance du cœur,
non de l'intellect, avant de sentir qu'Il est notre vie-même, qu'Il vit en
nous.
Le martyre ne peut pas s'imposer à l'autre, comme nous le
voudrions souvent. Nous avons en effet une propension naturelle à vouloir
imposer aux autres le martyre, c'est-à-dire à vouloir les contraindre à lutter
contre leur propre péché et devenir meilleurs, pour ne plus nous importuner. Pour
accepter leur présence dans notre vie, nous exigeons d'eux un combat intérieur acharné,
pourvu que nous n'ayons pas à lutter nous-même ! Nous ne faisons que voir et
dénoncer : - Regarde comme il est ! Regarde comme il fait ! Regarde comme il me
hait ! Regarde comme il me persécute ! Or jamais nous ne dirions de nous-même :
- Regarde ce que je lui ai fait et que je persiste à lui faire !... Nous passons
si rapidement sur ce que nous faisons nous-même ! - Non, mais cela me passe
rapidement, j'ai été un peu désagréable, mais si peu . .. , mais l'autre !
au-delà de toute limite ! On ne peut pas même mesurer son méfait ! Et nous
sommes de fait dans l'illusion, dans une grande illusion qui ne nous laisse aucunement
la liberté de prendre sur nous, devant Dieu, la faiblesse de notre frère.
Nombre de gens refusent de fréquenter l'église, sous prétexte
qu'ils n y voient que des pécheurs. Autrement dit, le jugement qu'ils portent
sur leur prochain leur coupe le chemin vers Dieu. C'est comme si l'on refusait
de se rendre à l'hôpital sous prétexte qu'il s'y trouve des malades. Or n'oublions
pas que dans l'Église nous sommes dans le grand et salutaire << Hôpital >
du Christ où tous nous sommes guéris par l'amour de Celui qui est monté sur la
Croix, qui voit au plus profond de nous ce que nous-même ne voyons pas. <<
Dieu est plus proche de nous que ne le sommes nous-même > 5. Cf. Saint
Augustin, Confessions, lll, 6, 11. Nous ne
devons pas oublier que contraindre l'autre astreint notre propre liberté. Saint
Sophrony souligne que .. " la prière
donne une expérience de liberté spirituelle que la plupart des hommes ignorent
le premier signe de cette émancipation est la perte de la propension que nous
avons à imposer notre volonté aux autres ; le second, une libération intérieure
de l'emprise des autres sur nous. La maîtrise du désir de dominer est une étape
très importante, suivie de près par l'aversion de contraindre notre frère "
6. Archimandrite
Sophrony, Sa vie est la mienne, Cerf, Paris 2012, p.86.
L'homme qui affronte le martyre quotidien est tellement
soucieux de ses propres péchés qu'il ne voit plus même ceux des autres et il
est libre de tout. L homme qui accueille dans son cœur le martyre de la conscience
que lui inflige la vision de son propre péché est désormais un homme libre,
capable de donner sa vie et faire place à tout moment et pour toujours à
l'amour de Celui qui nous a enseigné comment aimer, le Seigneur Jésus Christ.
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Le Métropolite Joseph