samedi 30 avril 2022

 

 Le caractère universel 

de la prière de Jésus

par Archimandrite Sophrony

Le Nom de " Jésus " fut donné par révélation d’En-haut. Il provient de la sphère divine, éternelle, et n’est en aucune façon le produit de l’intelligence humaine, bien qu’il soit exprimé par un mot créé. La révélation est un acte, une énergie de la Divinité ; comme telle, elle appartient à un autre plan et transcende les énergies cosmiques. Dans sa gloire supraterrestre, le Nom de " Jésus " est métacosmique. Lorsque nous prononçons le Nom du Christ, lui demandant de se mettre en relation avec nous, lui qui remplit tout, il prête attention à nos paroles, et nous entrons en un contact vivant avec lui. Comme Logos éternel du Père, il demeure avec lui dans une unité indivisible, et ainsi Dieu le Père entre par son Verbe en relation avec nous. Le Christ est le Fils unique et coéternel du Père, et c’est pourquoi il peut dire : Nul ne vient au père que par moi (Jn 14, 6). Le Nom de " Jésus " signifie " Dieu-Sauveur " ; dans ce sens, il peut être attribué à toute la Sainte Trinité, mais aussi à chacune des Hypostases séparément. Mais, dans notre prière, nous utilisons le Nom de " Jésus" exclusivement comme nom propre du Dieu-Homme, aussi est-ce vers lui que se dirige l’attention de notre intellect. En lui habite corporellement toute la plénitude de la Divinité, dit l’apôtre Paul (Col 2, 9). En lui se trouve non seulement Dieu, mais encore tout le genre humain. En priant par le Nom de Jésus-Christ, nous nous plaçons devant l’absolue plénitude et de l’Être premier incréé, et de l’être créé. Pour pouvoir pénétrer dans le domaine de cette plénitude de l’Être, nous devons le recevoir en nous de telle manière que sa vie devienne aussi la nôtre, et cela par l’invocation de son Nom en conformité avec son commandement.

Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur.

Celui qui s’unit au Seigneur n’est avec lui qu’un seul esprit (1 Co 6, 17).

 

Il ne sera sans doute pas inutile de préciser que prier par le Nom de Jésus n’a rien d’automatique ni de magique. Si nous ne faisons pas d’efforts pour observer ses commandements, c’est en vain que nous invoquerons son Nom. Il nous avertit lui-même : Beaucoup me diront en ce jour-là : "Seigneur, Seigneur ! n’est-ce point par ton Nom que nous avons prophétisé, et par ton Nom que nous avons chassé des démons, et par ton Nom que nous avons fait de nombreux miracles ?" Et alors je leur déclarerai : "Jamais je ne vous ai connus ; éloignez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité" (Mt 7, 22-23). Il est essentiel pour nous de ressembler à Moïse qui se montra ferme et patient dans les difficultés comme s’il voyait celui qui est invisible (cf. He 11, 27), et de L’invoquer avec la conscience du lien ontologique qui unit le Nom avec le Nommé, avec la Personne du Christ. Notre amour pour lui se développera et deviendra parfait dans la mesure où augmentera et s’approfondira en nous la connaissance relative à la vie du Dieu aimé. Lorsque sur le plan humain, nous aimons quelqu’un, nous mentionnons avec plaisir son nom et nous ne nous lassons pas de le répéter. Cela est encore incomparablement plus vrai avec le Nom du Seigneur.

Lorsqu’une personne que nous aimons s’ouvre progressivement à nous avec tous ses dons, elle nous devient d’autant plus précieuse et avec joie nous discernons en elle tout le temps de nouvelles qualités. C’est ce qui se passe avec le Nom de Jésus-Christ. Avec un intérêt grandissant, nous découvrons dans ce Nom de nouveaux mystères des voies de Dieu et, nous-mêmes, nous devenons les porteurs de la réalité qui y est contenue. Grâce à cette connaissance vivante, acquise par l’expérience même de notre vie, nous entrons en communion avec l’éternité : La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ (Jn 17, 3).

Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de nous et de ton monde.

 

L’homme qui croit vraiment que les commandements évangéliques nous ont été donnés par l’unique vrai Dieu, puise dans cette foi les forces nécessaires pour mener une vie à l’image du Christ. Le croyant ne se permet pas d’approcher la parole du Seigneur avec un esprit critique ; bien au contraire, il se soumet lui-même à son jugement. Sur cette voie, il se reconnaîtra pécheur et s’affligera de son état lamentable. S’il n’éprouve pas de contrition pour ses péchés, c’est le signe qu’il n’est pas encore parvenu à la vision du modèle selon lequel l’homme a été conçu dès avant la création du monde. Quiconque éprouve un repentir réel et profond ne recherchera pas de contemplations sublimes : il est entièrement absorbé par la lutte contre le péché, contre les passions. Une fois qu’il se sera libéré des passions, ne serait-ce encore que partiellement, des horizons spirituels baignés de Lumière, et dont il ne soupçonnait pas jusqu’alors l’existence, se découvriront naturellement et sans contrainte à ses yeux ; son intellect et son coeur seront soulevés par l’amour divin. Alors notre nature, brisée par la chute, se renouvelle et devant nous s’entrouvrent les portes de l’immortalité.

La voie menant à la vraie contemplation passe par le repentir. Tant que nous serons dominés par les ténèbres de l’orgueil - orgueil qui s’oppose à Dieu, à la Lumière dans laquelle il n’y a pas de ténèbres -, nous ne serons pas admis dans son éternité. Or cette passion est extraordinairement subtile et, par nous-mêmes, nous ne sommes pas en mesure d’en déceler la présence en nous jusqu’au bout. De là vient notre ardente prière : Ses péchés, qui les connaît ? De ceux qui sont cachés en moi, purifie-moi, et de ceux qui me sont étrangers, préserve ton serviteur : s’ils ne l’emportent pas sur moi, alors je serai sans reproche, et pur du grand péché. Alors les paroles de ma bouche te seront agréables, et la méditation de mon coeur sera sans cesse devant toi, Seigneur, mon aide et mon Rédempteur ! (Ps 18, 13-15).

Personne de nous, aucun des fils d’Adam ne voit distinctement ses péchés. Ce n’est que lorsque nous sommes éclairés par la Lumière divine que nous nous libérons de ces terribles chaînes. Et si tel n’est pas le cas, il est bon pour nous de crier avec larmes :

Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur.

 

Au début de notre ascèse, nous n’arrivons pas à saisir les voies indiquées par Dieu ; nous essayons d’éviter le pénible affrontement avec la fournaise de l’épreuve (1 P 4, 12). Nous pouvons demeurer dans un lancinant état d’incompréhension, nous demandant pourquoi donc Dieu, Amour absolument parfait, a voulu que la voie qui mène à lui soit si terrible par moments. Nous le supplions de nous dévoiler le secret des voies du salut. Peu à peu notre intellect s’éclaire et notre coeur rassemble les forces nécessaires pour suivre le Christ et, au travers de nos petites souffrances, nous associer aux siennes. Il nous est indispensable de vivre et la douleur et l’effroi, si nous voulons découvrir les profondeurs de l’être et devenir capables de l’amour qui nous est commandé : hors de l’expérience de la souffrance, l’homme reste spirituellement paresseux, à demi assoupi, étranger à l’amour du Christ. Sachant cela, quand notre coeur est comme un volcan éteint, réchauffons-le par l’invocation du Nom du Christ :

Seigneur, Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, aie pitié de moi.

Et la flamme de l’amour divin touchera notre coeur.

 

Acquérir la Prière de Jésus signifie acquérir l’éternité. Aux instants solennels et pénibles entre tous où notre organisme physique se désintègre, la prière " Jésus-Christ " devient le vêtement de l’âme ; lorsque l’activité cérébrale s’interrompt et qu’il est déjà difficile de se rappeler et de prononcer toute autre prière, la lumineuse connaissance de Dieu procédant du Nom et intimement assimilée par nous ne pourra être effacée de notre esprit. Après avoir vu la fin de nos pères, morts en prière, nous avons la ferme espérance que la paix céleste qui dépasse toute intelligence nous enveloppera, nous aussi, pour les siècles.

Jésus, sauve-moi... Jésus-Christ, aie pitié, sauve... Jésus, sauve-moi... Jésus, mon Dieu.

 

Le triomphe - silencieux et saint - de connaître le Dieu d’amour éveille dans l’âme une profonde compassion pour l’ensemble de l’humanité. Cet " homme total " est ma propre nature, mon corps, ma vie et mon amour. Je ne puis pas me dépouiller de ma " nature ", m’arracher à mon " corps " continuellement déchiré par la violence qui oppose, les unes aux autres, les " cellules " qui forment en réalité un organisme unique. Cet immense corps de l’" homme total " se trouve continuellement dans l’état d’un douloureux démembrement. Le mal semble incurable. Mais cela aussi fait partie de notre destinée sur terre. Dans sa prière, l’âme pleure jusqu’à épuisement ; pourtant le salut ne viendra que si, dans leur liberté, les hommes le désirent aussi eux-mêmes. Aimez vos ennemis - voilà où se trouvent la guérison de la vie historique et le salut pour l’éternité. Celui qui a connu la force de l’amour pour les ennemis, a connu le Seigneur Jésus, crucifié pour les ennemis ; par avance, il s’est emparé de sa résurrection et du Royaume du Christ Vainqueur (cf. Jn 17, 21-23 ; 11, 51-52 ; Ép 2, 14-17 ; 1 Co 3, 22-23).

Seigneur Tout-Puissant, Christ Jésus, aie pitié de nous et de ton monde.

 

C’est un grand don que de contempler l’éternité dans l’inapprochable Lumière de la Divinité. Ceux qui ont eu l’expérience de cette félicité ne cherchent pas à acquérir de richesses passagères. Cependant cette grâce ne demeure pas invariablement dans l’homme, et la Lumière faiblit dans l’âme. La perte d’un tel Dieu plonge notre être tout entier dans la souffrance. De pareils abandons sont pourtant indispensables à tout un chacun afin que nul ne soit tenté de se reposer sur ses lauriers mais que, au contraire, nous continuions à suivre le Seigneur dans son ascension du Golgotha, de toutes les montagnes la plus élevée du point de vue spirituel. Quelque insuffisante que soit pareille démarche, elle régénère cependant l’homme et lui donne de nouvelles forces pour réaliser sa ressemblance au Christ.

Jésus, notre Sauveur, sauve-moi, pécheur.

 

Quand nous prions dans un endroit silencieux et solitaire, il arrive bien souvent que toute sorte de pensées importunes viennent solliciter notre intellect et détourner son attention du coeur. La prière semble stérile parce que l’intellect ne prend pas part à l’invocation du Nom de Jésus, et seules les lèvres continuent de répéter mécaniquement les paroles. Mais quand nous mettons fin à notre prière, habituellement les pensées s’éloignent et nous retrouvons le calme. Ce lassant phénomène peut s’expliquer de la façon suivante : par l’invocation du Nom de Jésus nous mettons en mouvement tout un monde secret qui se cache en nous ; on peut comparer la prière à un faisceau lumineux dirigé dans les régions obscures de notre vie intérieure et nous révélant les passions ou les inclinations qui se tapissent dans nos profondeurs secrètes. Dans de tels cas, il faut prononcer le saint Nom avec plus d’intensité, pour que le sentiment de repentir croisse dans l’âme.

Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur.

 

Incorruptible selon le dessein de Dieu à notre endroit, notre esprit languit dans l’étroite prison des passions pécheresses. Plus profonde est la douleur provoquée en nous par la conscience de notre éloignement de Dieu en raison de notre péché, plus intense sera l’élan de notre âme vers Dieu, et elle priera avec un grand désir et de nombreuses larmes, cherchant ardemment à s’unir à lui. Il ne méprise pas le coeur contrit et vient à nous et le coeur " profond " de l’homme prend conscience de notre affinité avec lui " sensiblement " présent en nous et agissant à l’intérieur de nous. Cela montre que notre corps, lui aussi, est capable de percevoir, de la manière qui lui est propre, le souffle du Dieu Vivant.

Jésus, Fils du Dieu Vivant, aie pitié de moi.

 

 Pour le croyant, le Nom de Jésus-Christ est semblable à la haute muraille d’une forteresse. Il ne sera pas facile pour l’ennemi d’y pénétrer par ruse en en traversant les lourdes portes de fer, pourvu que notre attention ne soit pas distraite par des objets extérieurs. Prier par ce Nom donne à l’âme non seulement la force de résister aux influences pernicieuses venant de l’extérieur, mais bien davantage : la possibilité d’influencer le milieu dans lequel nous vivons en sortant du fond de notre coeur et en rencontrant nos frères en paix et avec amour. Quand la paix et l’amour commandés par Dieu s’approfondissent, ils deviennent la source d’une ardente prière pour le monde entier. L’Esprit du Christ nous conduit dans les vastes espaces de l’amour qui embrasse toute la création. Dans cet état, l’âme prie avec une grande émotion :

Seigneur, Jésus-Christ, notre Dieu et Sauveur,
aie pitié de nous et de ton monde.

 

Dieu n’exerce jamais de contrainte sur la volonté de l’homme, mais lui non plus, on ne peut pas l’obliger par force à faire quoi que ce soit. Dans notre prière, nous aspirons à nous tenir devant Dieu dans l’unité et l’intégralité de notre être, en particulier avec l’intellect uni au coeur. Pour réaliser cette bienheureuse union des deux principales puissances de notre personnalité, nous ne recourons à aucun procédé artificiel (psychotechnique). Au début nous habituons notre intellect à persévérer attentivement dans la prière, comme nous l’enseignent les Pères, c’est-à-dire à prononcer le Nom de Jésus-Christ et les autres paroles de la prière avec une grande attention. Invoquer avec concentration le Nom divin, et s’efforcer chaque jour de vivre en accord avec les commandements de l’Évangile a pour effet la fusion de l’intellect et du coeur en une unique activité.

Dans notre ascèse, nous ne devons jamais nous hâter. Il faut absolument écarter l’idée de faire le maximum dans les délais les plus brefs. L’expérience séculaire a montré que l’union de l’intellect et du coeur réalisée au moyen d’une psychotechnique ne dure jamais longtemps ; et ce qui est plus grave, elle n’unit pas notre esprit à l’Esprit du Dieu Vivant. Or nous sommes confrontés au problème du salut éternel, dans son sens le plus profond. Pour cela toute notre nature doit être renouvelée : de charnelle, elle doit devenir spirituelle. Et quand le Seigneur nous trouve capables de recevoir sa grâce, il ne tarde pas à venir en réponse à notre humble invocation. Parfois sa venue nous absorbe tellement que notre coeur et notre intellect sont entièrement occupés par lui seul ; ce monde visible cède le pas à une réalité d’un autre ordre, supérieure. L’intellect cesse de penser en mode discursif ; il devient tout attention. Le coeur entre en un état difficile à décrire : il est pénétré de crainte, mais d’une crainte révérencielle, vivifiante. Simultanément on retient son souffle. Dieu remplit tout, et l’homme tout entier - l’esprit-intellect, le coeur-sentiment et même le corps - ne vit que par Dieu.

Seigneur, Jésus-Christ, notre Dieu,
aie pitié de nous et de ton monde.

 

Le Nom divin, révélé aux hommes, a servi de lien entre Dieu et nous. C’est par le Nom de Dieu ou, pour mieux dire, par les Noms divins, que sont accomplis dans l’Église tous les sacrements. Toute activité doit être accomplie " au Nom de Dieu ". Par l’invocation du Nom du Très-Haut, sa présence devient vivante, continuellement perceptible ; lorsque notre oeuvre se fait selon la volonté du Seigneur, notre coeur est en paix, mais toutes les fois que nous dévions de la vérité, il éprouve une certaine " gêne ". Ainsi donc, au moyen de la prière, nous opérons un vigilant contrôle intérieur sur chaque mouvement de notre esprit ; aucune pensée, aucune parole ne lui échappe. Cette conséquence de la prière incessante permet de réduire nos péchés au minimum.

Seigneur Jésus-Christ, Fils et Verbe du Dieu Vivant, aie pitié de nous.

 

" Daigne, Seigneur, en ce jour nous garder sans péché. " C’est ainsi que nous prions le matin. Mais seule la subtile présence en nous de l’Esprit divin donne à notre esprit la possibilité de demeurer dans une vigilante sobriété intérieure. Nul ne peut dire : "Jésus est le Seigneur" si ce n’est par le Saint-Esprit (1 Co 12, 3). De nouveau, nous réalisons que par l’invocation mentale du Nom du Seigneur nous nous protégeons du péché dans nos paroles et dans nos actions : " Seigneur Jésus, tu es la Lumière venue pour sauver le monde, éclaire les yeux spirituels de mon coeur, pour que je sois digne de marcher devant ta Face sans faire de faux pas, comme à la lumière du jour " (cf. Jn 11, 9-10).

Pour que la pratique de la prière aboutisse aux résultats dont parlent avec tant d’enthousiasme nos pères et nos maîtres, il est indispensable de suivre leur enseignement. La première condition, c’est de croire en Christ comme Dieu-Sauveur ; la seconde, de se reconnaître comme un pécheur en train de se perdre. Cette conscience peut atteindre une telle profondeur que l’homme se sent pire que tous les autres ; et cela lui apparaît comme une évidence, non en raison de ses actes extérieurs, mais en constatant son éloignement de Dieu et en se voyant comme potentiellement porteur du mal sous toutes ses formes.

Plus nous nous humilions dans un douloureux repentir, plus rapidement notre prière atteindra Dieu. Mais lorsque nous perdons l’humilité, aucune ascèse ne peut nous aider. La présence en nous de l’orgueil et du jugement de nos frères, le mépris et la haine de notre prochain nous rejettent loin du Seigneur.

Nous nous approchons de Dieu comme les derniers des pécheurs. Nous nous condamnons sincèrement en tout. Nous n’imaginons rien, ne cherchons rien, sauf le pardon et la miséricorde. Tel est notre constant état intérieur. Nous supplions Dieu lui-même de nous aider à ne pas contrister l’Esprit Saint par nos misérables passions, à ne causer aucun tort à notre frère, à tout homme quel qu’il soit. Nous nous condamnons, comme indignes de Dieu, aux tourments de l’enfer. Nous n’attendons aucun don particulier d’En haut, mais nous aspirons seulement de toutes nos forces à saisir le vrai sens des commandements du Christ et à vivre en accord avec eux. Nous implorons :

Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de nous et de ton monde.

 

Et Dieu nous entend, le salut s’approche de nous. Et alors quiconque invoquera le Nom du Seigneur [dans un état d’esprit semblable au sien] sera sauvé " (Jl 3, 5).

Repentez-vous (Mt 4, 17). Il nous faut prendre très au sérieux cet appel du Christ, changer radicalement notre mode de vie intérieure et notre vision du inonde, notre attitude envers les hommes et envers tout phénomène survenant dans l’être créé : ne pas tuer nos ennemis, mais les vaincre par l’amour. Se souvenir que le mal absolu n’existe pas ; seul est absolu le Bien sans origine. Et ce Bien nous a commandé : " Aimez vos ennemis [...] faites du bien à ceux qui vous haïssent [...] soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait " (Mt 5, 44 et 48). Se laisser immoler pour ses frères est le meilleur moyen de les arracher à l’esclavage du menteur - du Diable -, et de préparer leurs âmes à accueillir Dieu qui veut sauver tous les hommes. Il n’y a pas d’homme en qui ne serait présente, dans une mesure ou dans une autre, la lumière, car Dieu éclaire tout homme venant dans le monde (Jn 1, 9). Le commandement de ne pas résister au méchant (cf. Mt 5, 39) est la forme la plus efficace de la lutte contre le mal. Lorsqu’à la violence on oppose les mêmes moyens que ceux auxquels recourt celui qui accomplit l’injustice, alors le dynamisme du mal augmente dans le monde. Le meurtre des innocents déplace, souvent de manière imperceptible, les forces morales de l’humanité du côté du bien pour lequel est mort l’innocent. Tel n’est pas le cas lorsque des deux côtés intervient la même mauvaise tendance à dominer. La victoire obtenue par la force physique ne dure pas éternellement. Lumière sainte et pure, Dieu se retire des criminels ; ceux-ci se séparent de l’unique source de vie, et meurent : " Ne vous vengez point vous-mêmes, bien-aimés, mais laissez agir la colère [de Dieu] ; car il est écrit : À moi la vengeance, à moi la rétribution, dit le Seigneur. [...] Et ainsi, ne te laisse pas vaincre par le mal, mais surmonte le mal par le bien (Rm 12, 19 et 21).

Les hommes porteurs d’une vérité relative seulement luttent bien souvent avec fanatisme pour assurer le triomphe de leurs idées ; ils brisent ainsi l’intégrité de l’être et, en fin de compte, mènent tout à la ruine. Dans leur aveuglement, ils absolutisent l’aspect positif de leurs doctrines politiques et sont prêts à éliminer tous ceux qui voudraient voir la vie du monde s’édifier sur des principes meilleurs, plus humains et, bien sûr, avant tout, sur les commandements du Christ, mis à mort à cause de sa prédication de l’amour. Dans le monde contemporain, les paroles évangéliques du Christ revêtent une actualité toute particulière : Vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerres : gardez-vous d’être troublés, car il faut que ces choses arrivent [...] ; et vous [les chrétiens] serez haïs de toutes les nations, à cause de mon Nom [...]. Et, parce que l’iniquité se sera accrue, la charité du plus grand nombre se refroidira [...] et alors viendra la fin (Mt 24, 6-14).

Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de nous et de ton monde.

 

Alors le Seigneur Dieu façonna l’homme avec la poussière du sol, et il lui insuffla dans les narines un souffle de vie, et l’homme devint un être vivant (Gn 2, 7). Nous sommes attirés vers lui, assoiffés d’être éternellement unis à lui ; et lui-même, il nous attend avec amour. La soif de Dieu est une note permanente de notre existence terrestre ; nous nous préparons même à mourir avec elle. Le Christ lui-même avant de mourir sur la Croix s ‘écria : J’ai soif. " Et il eut faim (Mt 21, 18), et il eut soif, et il fut dans l’angoisse (cf. Lc 12, 50), pour que nous connaissions le Père. Nous aussi, nous languissons sur terre, accablés par cet interminable et cauchemardesque spectacle de violences, de meurtres et de haine ; nous avons soif d’arriver vers le Père, et nous invoquons le Nom de son Fils unique :

Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de nous.

 

La grandeur démesurée de la tâche qui nous attend, nous inspire de la crainte. Il nous a été dit : Le Royaume des cieux souffre violence, et les violents s’en emparent (Mt 11, 12). Une ascèse prolongée nous montrera que dans la révélation évangélique tout appartient à un plan différent, supérieur. L’aveuglante Lumière de la Divinité se reflète dans notre monde sous forme de commandements : Aimez vos ennemis [...] Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait (Mt 5, 44 et 48). Seule l’habitation en nous de celui qui nous a donné ces commandements nous aidera à accomplir ce qui nous a été commandé. De là notre cri :

Seigneur, Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, aie pitié de nous.

 

L’invocation du Nom du Seigneur nous unit progressivement à lui. Cela se réalise déjà partiellement même lorsque celui qui prie ne comprend pas encore qui est celui-ci (Mt 21, 10), et ne perçoit pas encore clairement la puissance de sanctification qui émane du Nom. Tout progrès ultérieur, toutefois, est étroitement lié à la reconnaissance toujours plus lucide de notre état de péché, allant jusqu’au désespoir. Alors, avec une énergie redoublée nous invoquerons le Nom merveilleux,

Jésus, mon Sauveur, aie pitié de moi.

 

Dans quelles affres vivent les gens qui se savent mortellement atteints d’une maladie incurable, du cancer par exemple ! C’est avec la même horreur, et parfois plus grande encore, que certains vivent la présence en eux des passions pécheresses qui les coupent de Dieu. Ceux-ci se reconnaissent vraiment " pires que tous " ; ils se voient réellement dans les ténèbres de l’enfer. Alors se concentre en eux une très grande énergie de prière et de repentir. Ce dernier peut atteindre un tel degré que leur intellect se fige et ne trouve d’autres mots que :

Jésus, sauve-moi qui suis un pécheur.

 

Il est salutaire que se développe en nous une aversion du péché et qu’elle se transforme en haine de soi-même. Autrement nous risquons de nous accommoder et de nous habituer au péché ; celui-ci a de si nombreuses facettes et, en même temps, est si subtil que dans la plupart des cas nous ne remarquons pas sa présence dans tout ce que nous faisons, même dans celles de nos actions qui sont bonnes en apparence. Ascèse difficile mais combien belle aussi que de plonger notre intellect souverain dans le centre invisible de notre personnalité avec l’invocation du Nom de Jésus-Christ. Sans foi en lui, personne ne peut discerner le poison mortel du péché oeuvrant en nous. Grâce à cette lutte contre le péché qui vit en nous, nous découvrons non seulement les profondeurs de notre propre être, mais encore les mystérieux abîmes de la vie cosmique. Alors notre esprit se détournera des événements superficiels et sans importance de la vie de tous les jours et, horrifié de lui-même, reconnaîtra la sainte force d’une autre prière, d’un autre plan, en criant :

Seigneur Jésus, mon Sauveur, aie pitié, aie pitié de moi le maudit.

 

On peut parler de la prière au Nom de Jésus-Christ dans les termes mêmes de la sainte Écriture et des oeuvres des saints Pères. Plus précisément : elle est un feu dévorant les passions (cf. He 12, 29) ; elle est une lumière qui illumine notre intellect, le rendant perspicace et capable de discerner ce qui arrive au loin et tout ce qui se passe au-dedans de nous. On peut à juste titre lui appliquer les paroles de l’épître aux Hébreux : Elle est efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du coeur. Aussi n’y a-t-il rien dans les profondeurs de notre esprit qui reste invisible devant elle, mais à sa lumière tout est nu et découvert (cf. He 4, 12-13). La pratique de cette prière nous fait rencontrer de nombreuses puissances cachées dans le cosmos ; elle provoque contre nous une lutte acharnée de la part de ces " puissances cosmiques ", ou mieux dit des régisseurs de ce monde de ténèbres, des esprits du mal qui habitent les espaces célestes (Ép 6, 12). La victoire, cependant, s’obtient par un repentir allant " jusqu’à la haine de soi-même " (cf. Lc 14, 26). Le type de cette bataille est décrit dans l’Apocalypse de saint Jean : Ils l’ont vaincu [le Diable ou Satan, le séducteur du monde entier] par le sang de l’Agneau et par la parole dont ils ont témoigné, car ils ont méprisé leur vie jusqu’à mourir (Ap 12, 11 et 9).

Accompagnée d’un ardent repentir, cette prière élève l’esprit de l’homme dans des sphères situées hors de portée de la sagesse des sages [...] de ce siècle (1 Co 1, 19-20). Il est redoutable de parler à son sujet : nous faisant d’abord passer par des abîmes de ténèbres cachées en nous, elle unit ensuite notre esprit à l’Esprit divin et nous donne dès ici-bas de vivre la sainte éternité. Dans tous les siècles, les Pères ont été stupéfaits par la grandeur de ce don accordé au monde déchu.

Seigneur, Jésus-Christ, seul Saint,
seul vrai Sauveur de tous,
aie pitié de nous et de ton monde.

 

La majesté du monde créé nous enchante, mais en même temps, avec plus de force encore, notre esprit est attiré vers l’incorruptible beauté de l’Être divin et sans origine. Avec une clarté saisissante, le Seigneur Jésus nous a fait entrevoir la lumière supracosmique du Royaume. La contemplation de cette splendeur nous libère des conséquences de la chute, et la grâce du Saint-Esprit restaure en nous l’image originelle et la ressemblance de Dieu, manifestées dans notre chair par le Christ ; et maintenant l’invocation de son Nom devient notre prière incessante :

Seigneur, Jésus-Christ, notre Sauveur, aie pitié de nous et de ton monde.

 

Dans son ultime aboutissement, cette prière nous unit entièrement au Christ. Néanmoins l’hypostase humaine n’est pas anéantie, ne se dissout pas dans l’Être divin comme une goutte d’eau dans l’océan. La personne humaine est indestructible dans l’éternité. JE SUIS, Je suis [...] la vérité et la vie, Je suis la Lumière du monde (Jn 8, 58 ; 14, 6 ; 9, 5). L’Être, la Vérité, la Lumière ne sont pas des concepts abstraits, des essences impersonnelles, " QUOI ", mais " QUI ". Là où il n’y a pas de mode personnel de l’être, il n’y a pas non plus de vivant ; pas plus qu’il ne saurait y avoir là, ni bien ni mal, ni lumière ni ténèbres. Là, d’une manière générale, rien ne peut exister : Sans lui rien ne fut de ce qui existe. En lui était la vie (Jn 1, 3-4).

Seigneur, Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, aie pitié de nous et de ton monde.

 

Tout m’a été remis par mon Père, et nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler (Mt 11, 27). Mais nous connaissons le Fils dans la mesure où nous demeurons dans l’esprit de ses commandements. Sans lui nous sommes sans forces pour nous élever jusqu’à la hauteur qui nous est commandée, car dans les commandements se manifeste la vie de Dieu lui-même. De là, le cri que nous faisons monter vers lui :

Seigneur, Jésus-Christ, Fils coéternel du Père, aie pitié de moi ;
viens et demeure en moi avec le Père et le Saint-Esprit,
selon ta promesse (cf. Jn 14, 23)

... Seigneur Jésus, aie pitié de moi, pécheur.

 

Le Nom de " Père " était connu dans l’Ancien Testament, mais il était contemplé dans la ténèbre de l’inconnaissance. C’est le Christ qui, d’une manière extrêmement concrète, nous a fait connaître en lui le Père ; c’est lui qui nous a révélé les vraies dimensions de tout ce qui avait été donné avant lui par Moïse et les Prophètes. Je suis dans le Père, et le Père est en moi (Jn 14, 11) ; Moi et le Père nous sommes un (Jn 10, 30). Je leur ai fait connaître ton Nom, et je le leur ferai connaître [jusqu’à la plénitude], pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux (Jn 17, 26). La connaissance du Nom de " Père " est aussi la connaissance de son amour paternel pour nous. Quand nous invoquons le Nom de Jésus, nous sommes introduits dans le domaine de la Vie divine, et le Père, le Fils et le Saint-Esprit nous sont donnés dans ce Nom :

Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de nous et de ton monde.

 

 Invoquer le Nom de Jésus avec si possible une pleine conscience de ce qu’il contient, signifie que l’on est déjà réellement uni au Dieu-Trinité. Ce Dieu s’est révélé à nous dans sa nouvelle relation à l’homme : non plus comme Créateur, mais comme Sauveur du monde, comme Lumière de la Vérité et de la véritable éternité.

Seigneur, Jésus-Christ, Fils du Père éternel, aie pitié de nous.

 

La théologie du Nom et celle de l’icône ont des points communs. En contemplant une icône du Christ, en esprit nous entrons en un contact personnel avec lui. Nous confessons son apparition dans la chair : Il est Dieu et homme ; entièrement homme, et parfaite ressemblance de Dieu. Nous allons au-delà des couleurs et des lignes et pénétrons jusque dans le monde de l’intellect, de l’esprit. De même dans l’invocation du Nom, nous ne nous arrêtons pas aux sons proférés, mais vivons le sens. Les sons peuvent varier en fonction de la diversité des langues dans lesquelles nous prions, mais le contenu - la connaissance renfermée dans le Nom - demeure immuable.

Seigneur, Jésus-Christ, sauve-nous.

 

Conscients de l’adoption filiale par le Christ qui nous a été promise, nous glorifions celui qui nous a créés. Invoquant le Nom de Jésus-Christ, nous le laisserons résonner en nous avec la puissance et la majesté qui lui sont propres ; puisse-t-il détruire les racines du péché qui vit en nous ; qu’il fasse jaillir la flamme de son amour dans nos coeurs de pierre ; qu’il nous donne lumière et intelligence ; qu’il nous fasse communier à sa gloire ; que par ce Nom sa paix qui surpasse toute intelligence demeure en nous (cf. Jn 14, 27 ; Ph 4, 7). Quand nous aurons passé de nombreuses années à prier par ce Nom, que Dieu nous donne de connaître la plénitude de la révélation contenue en lui : Conseiller merveilleux, Dieu fort, Père éternel, Prince de la paix, Seigneur Sabaot (Is 9, 5 ; 8, 18 ; cf. Ac 4, 12).

Seigneur, Jésus-Christ, Fils du Dieu Vivant,
aie pitié de nous et de ton monde.

 

Nous devons invoquer le Nom divin avec humilité. Voici, le Christ, le Maître du monde, s’est incarné, et comme homme il s’est abaissé jusqu’à la mort de la Croix. C’est pourquoi son Nom a été exalté plus haut que tout nom qui se puisse nommer non seulement dans ce monde-ci, mais encore dans le monde à venir. Le Père l’a fait asseoir à sa droite dans les cieux, et l’a constitué tête pour l’Église, laquelle est son Corps, la plénitude de celui qui remplit tout en tous (cf. Ép 1, 20-23).

Seigneur, Jésus-Christ, notre Dieu, aie pitié de nous,
de ton Église et de ton monde, par les prières de la Mère de Dieu,
des saints Apôtres et de tous les Saints depuis l’origine des siècles.

 

La libération véritable commence quand on accepte pleinement et sans douter la Révélation " Je suis Celui qui est " (Ex 3, 14), Je suis l’Alpha et l’Oméga, le Premier et le Dernier (Ap 1, 8). Dieu est Absolu personnel, Trinité consubstantielle et indivisible. C’est sur cette Révélation que s’édifie toute notre vie chrétienne. Ce Dieu nous a appelés du non-être à cette vie. La connaissance du Dieu Vivant et la pénétration dans le mystère des voies de sa création nous libèrent des ténèbres de nos propres idées (venant d’en bas) concernant l’Absolu, et nous sauvent de l’attirance, non consciente certes mais néanmoins fatale, à abandonner toute existence. Nous avons été créés dans le but d’être associés à l’Être divin, à celui qui EST vraiment. Le Christ nous a indiqué la voie : Étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie (Mt 7, 14). Saisissant les profondeurs de la sagesse du Créateur, nous acceptons les souffrances par lesquelles s’acquiert l’éternité divine. Et lorsque sa Lumière nous couvre de son ombre, nous unissons en nous la contemplation des deux extrémités de l’abîme : d’un côté les ténèbres de l’enfer, et de l’autre le triomphe de la victoire. Nous sommes existentiellement introduits dans le domaine de la Vie incréée. L’enfer perd son empire sur nous. Une grâce nous est donnée : vivre l’état du Logos incarné, du Christ descendant en enfer comme Vainqueur. Alors, par la puissance de son amour, nous embrassons la créature tout entière dans notre prière :

Jésus, Maître Tout-Puissant et Bon, aie pitié de nous et de ton monde.

 

La révélation du Dieu personnel donne à tout ce caractère admirable. La vie n’est pas quelque processus cosmique soumis au déterminisme, mais Lumière de l’indescriptible amour des Personnes divines et des personnes créées, libre mouvement des esprits personnels remplis de la conscience lucide de tout ce qui est et d’eux-mêmes. Hors de cela, rien n’a de sens -, tout est mort. Mais notre prière devient la vivante rencontre de notre personne créée et de la Personne divine, c’est-à-dire absolue, et elle s’exprime par notre invocation du Verbe du Père :

Seigneur, Jésus-Christ, Verbe coéternel de ton Père sans commencement,
aie pitié de nous, demeure en nous et sauve-nous ainsi que ton monde.

 

Lorsque nous commençons à comprendre le sage dessein conçu pour nous par notre Dieu et Créateur, notre amour pour lui est stimulé, et quand nous prions, nous ressentons une nouvelle inspiration. La contemplation de la Sagesse divine se reflétant dans la beauté du monde donne à notre esprit un nouvel essor qui nous arrache déjà à tout ce qui est créé. Ce rapt n’est pas une envolée philosophique dans le domaine des idées pures, aussi captivantes qu’elles puissent nous paraître, ni une création artistique dans le domaine de la poésie, mais il est l’envahissement de tout notre être par l’énergie d’une vie jusqu’alors inconnue. La lecture de l’Évangile, dans lequel nous commençons à discerner l’Acte de l’autorévélation de Dieu, élève notre esprit au-dessus de tout ce qui est créé. Cela constitue l’entrée dans la grâce de la théologie, conçue non comme une science humaine mais comme un état de communion à Dieu. Nous ne soumettons pas la parole du Seigneur au jugement de notre entendement limité, mais nous nous jugeons nous-mêmes à la lumière de la connaissance qu’elle nous donne. Il est naturel après cela que nous aspirions à faire de la parole évangélique le contenu de toute notre existence ; cela nous aide à nous libérer de l’emprise des passions, et, avec la force de Dieu-Jésus, nous remportons la victoire sur le mal cosmique tapi dans les profondeurs de notre être. Nous reconnaissons réellement que lui, Jésus, est, au sens propre, l’unique Dieu-Sauveur, et que la prière chrétienne s’accomplit par l’incessante invocation de son Nom :

Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu et Dieu,
aie pitié de nous et de ton monde.

 

Dans notre état de mort spirituelle, nous avons perdu le sens du péché, et maintenant, sans le Christ et la grâce du Saint-Esprit, nous ne pouvons pas le voir en nous. Or, dans son essence, le péché est toujours une transgression contre l’amour divin. Une pareille transgression n’est possible que si " JE SUIS ", c’est-à-dire que si le Dieu absolu est personnel et que nos relations avec lui sont, elles aussi, profondément personnelles. Il n’y a pas d’autre foi ou d’autre religion où le mystère du péché soit révélé de cette manière. Voici comment, rempli du Saint-Esprit, priait saint Ephrem le Syrien : " Donne-moi de voir mes propres péchés. " Tous les Pères ont dit que voir son péché est plus grand que d’avoir des apparitions d’Anges. Nous donc, connaissant ce qui était caché depuis l’origine des siècles, nous crions avec un humble attendrissement du coeur :

Seigneur, Jésus-Christ, aie pitié de moi pécheur, et sauve-moi, car je suis tombé.

 

Grand est le mystère de la piété : [Dieu] a été manifesté dans la chair, justifié dans l’Esprit, vu des Anges, proclamé chez les païens, cru dans le monde, enlevé dans la gloire (1 Tm 3, 16). Nous sommes tous héritiers d’Adam qui se laissa entraîner dans la chute par Lucifer. L’idée de la déification est propre à l’être créé à l’image de Dieu, mais toute la question est de savoir par quels moyens nous pouvons atteindre ce but, réaliser cette tâche. Si nous sommes des êtres créés et non l’Être-en-Soi et sans origine, il est absurde de supposer que nous pouvons devenir " égaux à Dieu " en l’éludant.

" La manifestation de Dieu dans la chair " : tel est le fondement de notre vie. Si l’espérance de la déification est enracinée au plus profond de nous, la voie qui y conduit consiste à faire nôtre la vie du Dieu qui s’est montré à nous dans notre forme d’existence ; oui, nous devons assimiler sa parole, son Esprit, nous rendre semblables à lui dans tout notre comportement. Plus nous lui serons semblables dans ce monde, plus complète et plus parfaite sera notre déification. De nouveau l’apôtre Paul dit : " Celui qui s’unit [par la prière et la communion] au Seigneur, n’est avec lui qu’un seul esprit " (1 Co 6, 17) ; et ainsi nous prions :

Seigneur, Jésus-Christ, Fils unique du Père,
tu es notre seule espérance,
conduis-nous avec toi et par toi au Père...
aie pitié de moi, pécheur.

 

Vivre éternellement au sein de la Trinité, tel est le sens de l’appel évangélique. Mais ce Royaume souffre violence, et ce sont les violents qui s’en emparent (Mt 11, 12). Il faut se contraindre soi-même, car étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie (Mt 7, 14). Lorsque nous, chrétiens, ne sommes pas d’accord pour suivre ceux qui " ne trouvent pas " parce qu’ils ne cherchent pas (cf. Mt 7, 8), il se produit inévitablement des conflits : nous devenons indésirables pour les fils de ce monde - tel est le sort de ceux qui aiment le Christ. Lorsque le Seigneur est avec nous, toutes les souffrances de la terre ne nous semblent pas terribles, parce qu’avec lui nous sommes passés de la mort à la vie. Mais nous ne pouvons éviter de passer par des heures ou même par des périodes où nous sommes abandonnés par Dieu : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Mt 27, 46). Et si, en plus de cela, nous nous sentons encore repoussés par les hommes, notre désespoir peut prendre une forme très aiguë ; alors nous invoquons Celui qui est lui-même passé par l’épreuve et qui peut, par conséquent, venir au secours de ceux qui sont éprouvés (cf. He 2, 18) :

Seigneur Jésus, comme tu as sauvé Pierre,
sauve-moi aussi, car je sombre. (cf. Mt 14, 30)

 

Dans l’ascèse de la prière, chacun va aussi loin que ses capacités le lui permettent. Il n’est pas facile de trouver soi-même la limite de ses forces. Ceux qui sont guidés par le Saint-Esprit ne cessent jamais de se condamner, se considérant comme indignes de Dieu. Mais à l’heure où le désespoir se fait écrasant, ils s’écartent pour un temps du bord du précipice où ils se tiennent spirituellement, pour accorder quelque répit à leur psychisme et à leur corps. Ensuite ils vont de nouveau se tenir au-dessus de l’abîme. Cependant même lorsqu’il se repose ou durant les périodes de calme, l’ascète ressent toujours dans les profondeurs de son coeur une plaie qui l’empêche de se laisser aller à des pensées d’orgueil. L’humilité ascétique s’enracine toujours davantage dans son âme et en devient pour ainsi dire la substance même. Les afflictions et les maladies sont le propre de notre pèlerinage terrestre. Sans elles, aucun des fils d’Adam ne pourrait se maintenir dans l’humilité. Mais ceux qui auront persévéré jusqu’à la fin seront jugés dignes de recevoir le don de " l’humilité du Christ " (cf. Mt 11, 29), au sujet de laquelle le starets Silouane dit qu’" elle est indescriptible ", car elle appartient à un autre plan, plus élevé, de l’être. L’acquisition de ce don est possible par le constant souvenir du Christ et par la prière adressée à lui :

Seigneur, Jésus-Christ, Dieu Saint et Grand,
apprends-moi toi-même ton humilité ...
Écoute ma prière et aie pitié de moi, pécheur.

 

Ainsi c’est seulement à travers le feu du repentir que notre nature est refondue, par la prière accompagnée de larmes que sont exterminées les racines du péché, par l’invocation du Nom de Jésus que notre être est purifié, régénéré et sanctifié : Déjà vous êtes purs, à cause de la parole que je vous ai annoncée. Demeurez en moi... (Jn 15, 34 ; cf. Jn 17, 17). Mais comment demeurer ? Mon Nom vous a été donné et en mon Nom le Père vous donnera tout ce que vous lui demanderez : Ce que vous demanderez au Père en mon Nom, il vous le donne (Jn 15, 16) :

Seigneur, Jésus-Christ, seul en vérité sans péché,
aie pitié de moi, pécheur.

 

Nos Pères nous enseignent à prier par le Nom de Jésus sans modifier fréquemment la formule de la prière. Mais, d’autre part, cela nous est de temps en temps indispensable pour renouveler notre attention et aussi pour intensifier notre prière lorsque notre intellect s’élève à des contemplations théologiques ou que notre coeur se dilate, afin de pouvoir embrasser le monde entier. Cela nous permet de couvrir du Nom du Christ Jésus tout événement intérieur ou extérieur. Et ainsi cette prière merveilleuse englobe tout et devient universelle.

Extraits du livre de l’Archmandrite Sophrony,
Sa vie est la mienne, Éditions du Cerf, 1981.
Reproduit avec l’autorisation des Éditions du Cerf.