La dignité de l’agonie
Source : Aleteia
Hélène Derieux - publié le 14/07/25
Assister à une agonie est un privilège, ose affirmer Hélène Derieux. Théologienne et chef de chœur, la musicologue en a fait l’expérience dans l’accompagnement des personnes en fin de vie. Pour elle, toute agonie est digne, respecter jusqu'au bout un corps, une âme et un esprit, c'est honorer l'Humain au plus profond de soi.
Quand j’étais enfant, mon grand-père militaire m’a raconté qu’il avait été envoyé en mission pour aider à sortir les cadavres des décombres, lors du grand tremblement de terre d’Agadir. Je lui ai demandé ce que cela lui avait fait de voir tous ces morts. Il m’a répondu : "Ce que j’ai retenu, c’est la dignité de tous ces morts dans les décombres. C’est très digne la mort." Des années plus tard, j’ai assisté à des agonies et j’ai compris. J’ai dû repenser à cela ce matin en lisant le commentaire d’un monsieur qui souhaitait, concernant la "trop longue" agonie d’une tierce personne, que celle-ci bénéficiât d’"un coup de pouce pour partir dans la dignité".
La dignité de l’agonie
Ce qui est très gênant, c'est l'idée sous-jacente : l’agonie, et avec elle la souffrance, la dépendance et la vulnérabilité, ne seraient pas "dignes". Depuis quand l'agonie n'est-elle pas "digne" ? L'accouchement est plein de chair et de sang, la mère et l’enfant sont dans un état limite, ils sont totalement livrés, totalement vulnérables. L’accouchement serait-il indigne également ? La totale vulnérabilité, la dépendance et la souffrance ne sont indignes que si l’on se laisse imposer de les voir comme tels par ceux qui vivent dans la terreur et le déni de la limitation, de la souffrance et de la mort, et pour lesquels ce qui ne produit pas ou plus ne vaut rien et doit être jeté ou recyclé.
Assister à une agonie est un privilège et une initiation à la vie. Offrir sa présence à une personne qui est dans un tel état de vulnérabilité, c'est voir la valeur de celle-ci écrite en lettres d'or devant soi.
Chaque personne a le secret du temps qu'elle prend pour mourir, cela appartient à l’intime de son être et cela se respecte. L'agonie est une nappe de brume où on ne contrôle plus rien et où on n’a plus qu’une certitude, celle de l’issue. Ce qu’il faudrait dire surtout, c’est qu’on ne sait pas les étapes intérieures qui sont franchies par l'agonisant pendant ce temps que dure l’agonie. "Nul ne peut prendre son mourir à autrui" : j’avais relevé cette phrase chez Heidegger au cours de mes études de philosophie. J'ajoute aujourd’hui : "Nul ne peut ni ne doit prendre son mourir à autrui." Oui, l'agonie est éprouvante pour qui y assiste, c'est peut-être la chose la plus éprouvante au monde à laquelle on puisse assister. Mais il ne faut pas confondre notre souffrance avec celle d'autrui, c'est là un principe fondamental de l'accompagnement.
Le miroir de sa propre vulnérabilité
Que voit-on quand on a à côté de soi une personne qui, pendant de longues heures, de longs jours, semble lutter pour respirer ? On se voit soi-même, c’est un miroir de vérité. J’ai vu des gens se pensant importants et qui avaient de grandes responsabilités dans le monde, ne même pas pouvoir rentrer dans la chambre d’un mourant ou s’effondrer totalement. Or, c’est là qu’on éprouve vraiment un être humain. J'ai compris désormais que le degré d'inconfort et de violence ressentis en présence d’un agonisant — pour peu qu’on fasse ce qu’il faut pour soulager ses souffrances de par ailleurs — nous renvoient en réalité à la manière dont on accepte ou non pour soi-même la vulnérabilité, la souffrance et la mort.
Assister à une agonie est un privilège et une initiation à la vie ; oui, c’est une expérience initiatique. Offrir sa présence à une personne qui est dans un tel état de vulnérabilité, c'est voir la valeur de celle-ci écrite en lettres d'or devant soi. A-t-on autrement conscience de l’infinie valeur de sa propre présence ? Respecter jusqu'au bout un corps, une âme et un esprit, c'est honorer l'Humain au plus profond de soi. Constater la dignité de l'agonie, de la souffrance, de l'Homme totalement offert, c'est avoir en soi un fondement inébranlable. Si vous y réfléchissez bien, tout le monde n’a pas la chance de mettre un enfant au monde ou ne serait-ce que d’être témoin de ce prodige, mais chacun a la chance de pouvoir assister à la sortie d’une âme s’il le veut que ce soit dans sa famille, parmi ses amis, ou en étant visiteur des hôpitaux. La mort est plus "égalitaire", on devrait mettre cela à son crédit.
Le temps juste de l’agonie
Quand ma mère a rendu son dernier souffle après une douloureuse maladie, c’était comme quand un enfant se calme après de longs sanglots. De même, qu’elle était là quand je suis arrivée dans ce monde, j’étais là quand elle en est sortie. C’était mon devoir filial, mais c’était aussi mon privilège. Le chant aide l’âme à se détacher du corps, je l’avais lu chez les auteurs anciens, je l’avais vu dans les enluminures, je l’ai étudié en détail dans le cadre de ma thèse de musicologie : le jour de la mort de ma mère, je l’ai éprouvé. J’ai chanté pour elle jusqu’à ce qu’elle ait pris sa dernière respiration. Je ne peux pas vous décrire la puissance que cela recouvre de prêter son souffle à quelqu’un qui rend le dernier souffle. Le chant est mon métier, je chante tous les jours, je dirige des chœurs, j’enseigne l’interprétation du répertoire sacré médiéval, mais je sais que je ne chanterai plus jamais comme avant. Tout ce que j’ai trouvé à lui dire après cela, c’est "merci". L’agonie dure le temps qu’elle dure. Elle n’est jamais "trop longue", c’est le temps juste, mais il faut prendre le temps…