Panaghia : La Toute-Sainte
par
Vladimir Lossky
|
La Grande
Panaghia
(Russie, vers 1224)
LA
THÉOTOKOS
L’Église orthodoxe n’a pas fait de la mariologie un thème
dogmatique indépendant : elle reste inhérente à l’ensemble de
l’enseignement chrétien, comme un leitmotiv anthropologique. Fondé sur la
christologie, le dogme de la Mère de Dieu reçoit un fort accent pneumatologique
et, par la double économie du Fils et de l’Esprit Saint, se trouve
indissolublement lié à la réalité ecclésiologique.
À vrai dire, s’il fallait parler de la Mère de Dieu en se
fondant exclusivement sur les données dogmatiques au sens le plus strict de ce
mot, c’est-à-dire sur les définitions des conciles, nous ne trouverions, tout
compte fait, que le nom de Théotokos, par lequel l’Église a confirmé solennellement
la maternité divine de la Vierge (le terme de
" Toujours-Vierge " (aei parthenos), que l’on trouve dans
les actes conciliaires à partir du Ve Concile, n’a’ pas été spécialement
explicité par les Conciles qui l’ont utilisé).
Le thème dogmatique de la Théotokos, affirmé contre
les nestoriens, est avant tout christologique : ce qu’on défend ici contre
ceux qui nient la maternité divine est l’unité hypostatique du Fils de Dieu
devenu Fils de l’Homme. C’est donc la christologie qui est visée directement.
Mais en même temps, indirectement, la dévotion de l’Église envers celle qui
enfanta Dieu selon la chair trouve une confirmation dogmatique, de sorte que
tous ceux qui s’élèvent contre l’épithète de Théotokos, tous ceux qui
refusent à Marie cette qualité que lui prête la piété, ne sont pas de vrais
chrétiens, car ils s’opposent par là au dogme de l’Incarnation du Verbe. Ceci
devrait montrer le lien étroit qui unit le dogme et le culte, inséparables dans
la conscience de l’Église.
Pourtant, nous connaissons des cas où les chrétiens, tout en
reconnaissant la maternité divine de la Vierge pour des raisons purement
christologiques, s’abstiennent, pour les mêmes raisons, de toute dévotion
particulière à la Mère de Dieu, ne voulant connaître d’autre Médiateur entre
Dieu et les Hommes que le Dieu-Homme, Jésus Christ. Cette constatation est
suffisante pour nous mettre en présence d’un fait indéniable : le dogme
christologique de la Théotokos, pris in abstracto, en dehors du
lien vivant avec la dévotion que l’Église a voué à la Mère de Dieu, ne saurait
suffire pour justifier la place unique – au-dessus de tout autre être créé –
réservée à la Reine du Ciel, à laquelle la liturgie orthodoxe prête
" la gloire qui convient à Dieu " (theopretis doxa). Donc
il est impossible de séparer les données strictement dogmatiques et celles de
la dévotion dans un exposé théologique sur la Mère de Dieu. Ici le dogme devra
éclaircir la vie, en la mettant en rapport avec les vérités fondamentales de
notre foi, tandis qu’elle alimentera le dogme par l’expérience vivante de
l’Église.
Nous faisons la même constatation en nous reportant aux
données scripturaires. Si nous voulions considérer les témoignages des
Écritures en faisant abstraction de la dévotion de l’Église envers la Mère de
Dieu, nous serions réduits à quelques passages du Nouveau Testament relatifs à
Marie, la Mère de Jésus, avec une seule référence directe à l’Ancien Testament,
la prophétie d’Isaïe sur la naissance virginale du Messie. Par contre, si nous
considérons les Écritures à travers cette dévotion ou, pour dire enfin le mot
exact, dans la Tradition de l’Église, les livres sacrés de l’Ancien et du
Nouveau Testament nous fourniront des textes innombrables que l’Église utilise
pour glorifier la Mère de Dieu.
Quelques passages des Évangiles, considérés avec les yeux de
l’extérieur, en dehors de la Tradition de l’Église, semblent contredire d’une
manière flagrante cette glorification extrême, cette vénération qui n’a pas de
limites. Citons deux exemples. Le Christ en rendant témoignage à saint
Jean-Baptiste, l’appelle le plus grand de ceux qui sont nés de femmes (Mt
11, 11 ; Lc, 7, 28). C’est donc à lui, et non à Marie, que conviendrait la
première place parmi les êtres humains. En effet, nous trouvons le Baptiste
avec la Mère de Dieu, aux côtés du Seigneur, sur les icônes byzantines de
la déisis. Cependant, il faut remarquer que jamais l’Église n’a exalté
saint Jean le Précurseur au-dessus des séraphins, ni placé son icône au même
rang que celle du Christ, des deux côtés de l’autel, comme elle fait pour
l’icône de la Mère de Dieu.
Un autre passage de l’Évangile nous montre le Christ
s’opposant publiquement à la glorification de sa Mère. En effet, à
l’exclamation d’une femme dans la foule : Heureux le sein qui t’a
porté et les mamelles qui t’ont allaité ! il répond : Heureux
plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent (Lc 11,
27-28). Cependant, c’est justement ce passage de saint Luc, qui semble
rabaisser le fait de la maternité divine de la Vierge devant la qualité de ceux
qui reçoivent et gardent la Révélation, c’est ce texte de l’Évangile qui est lu
solennellement lors des fêtes de la Mère de Dieu, comme si, sous une forme
apparemment négative, il renfermait une glorification d’autant plus grande.
LA MÈRE
DE DIEU ET LA TRADITION
Nous nous trouvons de nouveau devant l’impossibilité de
séparer le dogme et la vie de l’Église, l’Ecriture et la Tradition. Le dogme
christologique nous oblige à reconnaître la maternité divine de la Vierge. Le
témoignage scripturaire nous apprend que la gloire de la Mère de Dieu ne réside
pas uniquement dans une maternité corporelle, dans le fait d’avoir enfanté et
nourri le Verbe incarné. Enfin, la Tradition de l’Église – mémoire sacrée de
ceux " qui entendent et gardent " les paroles de la
Révélation – donne à l’Église cette assurance avec laquelle elle exalte la Mère
de Dieu, en lui prêtant une gloire illimitée.
En dehors de la Tradition de l’Église, la théologie restera
muette à ce sujet et ne saura justifier cette gloire étonnante. C’est pourquoi
les communautés chrétiennes qui rejettent toute notion de la Tradition
resteront aussi étrangères au culte de la Mère de Dieu.
Le lien étroit qui unit tout ce qui concerne la Mère de Dieu à
la Tradition n’est pas dû uniquement au fait que des événements de sa vie
terrestre – tels que sa Nativité, sa Présentation au temple et son Assomption,
fêtées par l’Église –, ne sont pas mentionnées dans les Écritures. Si
l’Évangile fait silence sur ces faits, dont l’amplification poétique est due à
des sources apocryphes parfois assez tardives, le thème fondamental qu’ils
signalent appartient au mystère de notre foi et reste inaliénable pour la
conscience de l’Église. En effet, la notion de Tradition est plus riche qu’on
ne le pense habituellement. La Tradition ne consiste pas seulement dans la
transmission orale de faits susceptibles de compléter la narration des
Écritures. Elle est le complément des Écritures et, avant tout,
l’accomplissement de l’Ancien Testament dans le Nouveau, dont l’Église se rend
consciente. C’est elle qui confère la compréhension du sens de la Vérité
révélée (Lc 24-25), non seulement ce qu’il faut recevoir, mais aussi et surtout
comment il faut recevoir et garder ce qu’on entend. Dans ce sens général, la
Tradition implique une opération incessante de l’Esprit Saint qui ne peut avoir
son plein épanouissement et porter ses fruits que dans l’Église, après la
Pentecôte. Ce n’est que dans l’Église que nous nous trouvons aptes à découvrir
la connexion intime des textes sacrés qui fait des Écritures – de l’Ancien et
du Nouveau Testament – le corps unique et vivant de la Vérité, où le Christ est
présent dans chaque parole. Ce n’est que dans l’Église que la semence de la
parole ne reste pas stérile, mais porte son fruit, et cette fructification de
la Vérité, aussi bien que la faculté de la faire fructifier, s’appelle
Tradition. La dévotion illimitée de l’Église envers la Mère de Dieu qui, aux
yeux de l’extérieur, peut paraître en contradiction avec les données
scripturaires, s’est épanouie dans la Tradition de l’Église ; c’est le
fruit le plus précieux de la Tradition.
Ce n’est pas seulement le fruit, c’est aussi le germe et la
tige de la Tradition. En effet, on peut découvrir un rapport concret entre la
personne de la Mère de Dieu et ce que nous appelons la Tradition de l’Église.
Tâchons, en établissant ce rapport, d’entrevoir la gloire de la Mère de Dieu
sous le silence apparent des Écritures. C’est l’examen des textes, dans leur
connexion interne, qui nous guidera dans ce sens.
LA MÈRE
DE DIEU DANS L’ÉCRITURE
Saint Luc, dans un passage parallèle à celui que nous avons
cité, nous montre le Christ renonçant à voir sa Mère et ses frères, en
déclarant : Ma Mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de
Dieu et qui l’accomplissent (Lc 8, 19-21). Le contexte de ces paroles est
évident : d’après saint Luc, au moment où la Mère de Dieu voulait voir son
Fils, il venait d’exposer la parabole du Semeur (chez saint Mathieu (13, 23) et
saint Marc (4, 1-20), la parabole du Semeur suit immédiatement l’épisode avec
la Mère et les frères du Seigneur. Le lien aussi est évident) : La
semence tombée sur la bonne terre, ce sont ceux qui, ayant entendu la parole,
la gardent dans un cœur bon et pur et portent leur fruit en silence. Que
celui qui a les oreilles pour entendre, entende (Lc 8, 15). Et plus
loin : Prenez donc garde à la manière dont vous écoutez, car on
donnera à celui qui a, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il croit
avoir (18). Or, c’est justement cette faculté d’entendre et de
garder dans un coeur pur et bon les paroles concernant le Christ,
faculté que par ailleurs (Lc 11, 28) le Christ avait exalté au-dessus du fait
de la maternité corporelle, qui n’est attribuée par l’Évangile à personne
d’autre qu’à la Mère du Seigneur. Saint Luc le note avec une sorte
d’insistance, à deux reprises, dans le récit de l’enfance du
Christ : Et Marie conservait toutes ces paroles, en les rassemblant
dans son coeur (2, 19 et 51). Celle qui enfanta Dieu selon la chair
gardait dans sa mémoire tous les témoignages sur la divinité de son Fils. On
pourrait dire que nous avons là déjà une expression personnifiée de la
tradition de l’Église, avant l’Église, si saint Luc n’avait pas spécifié que
Marie et Joseph n’ont pas compris les paroles de l’Enfant qui devait être
dans ce qui appartenait à son Père (2, 49-50). Donc les paroles que la
Mère de Dieu gardait fidèlement dans son cœur n’ont pas encore été pleinement
actualisées dans sa conscience.
Avant la consommation de l’œuvre du Christ, avant la Pentecôte,
avant l’Église, même celle sur laquelle l’Esprit Saint est descendu pour la
rendre apte à servir à l’Incarnation du Verbe, n’a pas encore atteint la
plénitude que sa personne était appelée à réaliser. Néanmoins, le rapprochement
est déjà possible entre la Mère de Dieu gardant et rassemblant les paroles
prophétiques et l’Église, gardienne de la Tradition. C’est le germe de la même
réalité. Seule l’Église, complément de l’humanité du Christ, pourra garder la
plénitude de la Révélation qui, si elle avait été consignée par écrit, ne
saurait être contenue par l’univers entier (cf. Jn 21, 25).
Seule la Mère de Dieu, celle qui fut élue pour porter Dieu
dans son sein, pourra réaliser pleinement dans sa conscience tout ce que
comportait le fait de l’Incarnation du Verbe, qui fut aussi le fait de sa
maternité divine. Les paroles du Christ qui semblent si dures pour sa Mère,
exaltent cette qualité qu’elle a en commun avec les fils de l’Église. Mais
tandis que ces derniers, en gardant la Tradition, ne pourront se rendre
conscients de la Vérité et la faire fructifier que dans une mesure plus ou
moins grande, la Mère de Dieu, en vertu du rapport unique dans lequel sa
personne se trouve vis-à-vis de Dieu qu’elle peut appeler son Fils, pourra
s’élever dès ici-bas jusqu’à la conscience totale de tout ce que l’Esprit Saint
communique à l’Église, réalisant dans sa personne cette plénitude. Or, cette
conscience plénière de la Divinité, cette acquisition de la plénitude de la
grâce, propre au siècle futur, ne peut avoir lieu que dans un être déifié. Ceci
nous pose devant une nouvelle question, à laquelle nous tâcherons de répondre
pour mieux comprendre le caractère particulier de la dévotion de l’Église
orthodoxe à la Souveraine des Cieux.
Le Christ, en rendant témoignage à saint Jean Baptiste,
l’appelle le plus grand parmi ceux qui sont nés de femmes (Mt 11,
11 ; Lc, 7, 28) ; mais il ajoute : Le plus petit dans le
Royaume des Cieux est plus grand que lui. Ici la sainteté de l’Ancien Testament
est comparée à celle qui pourra se réaliser après l’accomplissement de l’œuvre
rédemptrice du Christ, lorsque " la promesse du Père " (Ac
1, 4) – la descente de l’Esprit Saint, comblera l’Église de la plénitude de la
grâce déifiante. Saint Jean, " plus qu’un prophète ", car
il baptisa le Seigneur et vit le ciel ouvert et l’Esprit Saint descendant sur
le Fils de l’Homme sous la forme d’une colombe, est mort sans avoir reçu la
promesse, comme tous ceux, qui reçurent un bon témoignage dans la foi, dont
l’univers entier n’était pas digne mais qui, selon le plan divin, ne
pourront parvenir à leur perfection finale sans nous (Hé, 11, 38-40),
c’est-à-dire sans l’Église du Christ. Ce n’est que par l’Église que la sainteté
de l’Ancien Testament pourra recevoir son accomplissement dans le siècle futur,
cette perfection qui demeurait fermée, inaccessible pour l’humanité avant le
Christ.
Incontestablement, celle qui fut élue pour être la Mère de
Dieu a représenté le sommet de la sainteté de l’Ancien Testament. Si saint Jean
Baptiste fut appelé le plus grand avant le Christ, c’est que la
grandeur de la Toute Sainte appartenait, non seulement à l’Ancien Testament, où
elle demeurait cachée, non apparente, mais aussi à l’Église, où elle se réalisa
dans sa plénitude et se manifesta pour être glorifiée par toutes les
générations (Lc 1, 48). La personne de saint Jean reste dans l’Ancien
Testament, celle de la Très Sainte Vierge passe de l’Ancien au Nouveau et cette
transition, dans la personne de la Mère de Dieu, nous fait comprendre combien
l’un est " l’accomplissement " de l’autre.
L’Ancien Testament n’est pas uniquement une série de
préfigurations du Christ, qui deviennent déchiffrables après la Bonne Nouvelle.
Il est, avant tout, l’histoire de la préparation de l’humanité à la venue du
Christ, où la liberté humaine se trouve constamment mise à l’épreuve par la
volonté de Dieu.
L’obéissance de Noé, le sacrifice d’Abraham, l’exode du peuple
de Dieu conduit par Moïse à travers le désert, la Loi, les prophètes, une suite
d’élections divines, où les êtres humains tantôt restent fidèles à la promesse,
tantôt défaillent et subissent des châtiments (captivité, destruction du
premier temple), toute la tradition sacrée des Juifs est l’histoire d’un
acheminement lent et laborieux de l’humanité déchue vers la " plénitude
des temps ", lorsque l’ange sera envoyé pour annoncer à la Vierge
élue l’Incarnation de Dieu et recueillir de ses lèvres l’assentiment humain
pour que le divin plan du salut s’accomplisse. Aussi, selon la parole de saint
Jean Damascène, le " nom de la Mère de Dieu contient toute l’histoire
de l’économie divine dans ce monde " (De fide ort. III).
Cette économie divine préparant les conditions humaines pour
l’Incarnation du Fils de Dieu n’est pas unilatérale : ce n’est pas une
volonté divine faisant table rase de l’histoire de l’humanité. Dans son
économie salutaire, la Sagesse de Dieu se conforme aux fluctuations des
volontés humaines, aux réponse-, humaines à l’appel divin. C’est ainsi qu’elle
édifie à travers les générations des justes de l’Ancien Testament sa maison, la
nature très pure de la Sainte Vierge, par laquelle le Verbe de Dieu deviendra
connaturel à nous. La réponse de Marie à l’annonce faite par
l’archange : Voici la servante de Dieu, qu’il me soit fait selon ta
parole (Lc 1, 38), résout la tragédie de l’humanité déchue. Tout ce que
Dieu exigeait de la liberté humaine après la chute est accompli. À présent
l’oeuvre de la Rédemption que le Verbe incarné seul pourra effectuer, peut
avoir lieu. Nicolas Cabasilas disait dans son homélie sur l’Annonciation :
" L’Incarnation fut non seulement l’oeuvre du Père, de sa Vertu et de
son Esprit, mais aussi l’oeuvre de la volonté et de la foi de la Vierge. Sans
le consentement de l’Immaculée, sans le concours de la foi, ce dessein était
aussi irréalisable que sans l’intervention des trois Personnes divines
elles-mêmes. Ce n’est qu’après l’avoir instruite et persuadée, que Dieu la
prend pour Mère et lui emprunte la chair qu’elle veut bien lui prêter. De même
qu’il s’incarnait volontairement, de même voulait-il que sa Mère l’enfantât
librement, et de son plein gré " (éd. Jugie, Patr. orient. XIX,
2).
LES DEUX
VIERGES
À partir de saint Justin et de saint Irénée, les Pères ont
souvent opposé les " deux Vierges " – Ève et Marie. Par la
désobéissance de la première la mort est entrée dans l’humanité, par
l’obéissance de l’" Ève seconde ", l’Auteur de la vie se
fit homme et entra dans la descendance d’Adam. Mais entre les deux il y a toute
l’histoire de l’Ancien Testament, le passé dont on ne peut séparer celle qui
est devenue la Mère de Dieu. Si elle fut élue pour accomplir ce rôle unique
dans l’oeuvre de l’Incarnation, cette élection suit, tout en la terminant,
toutes celles des élus qui l’ont préparée. Ce n’est pas en vain que l’Église
orthodoxe, dans ses textes liturgiques, appelle David " l’ancêtre de
Dieu " et parle en mêmes termes de Joachim et Anne :
" saints et justes ancêtres de Dieu ". Le dogme catholique
romain sur l’Immaculée Conception semble briser cette succession ininterrompue
de la sainteté de l’Ancien Testament, sainteté qui trouve son accomplissement
au moment de l’Annonciation, lorsque l’Esprit Saint descendu sur la Vierge la
rendit apte à recevoir dans son sein le Verbe du Père. L’Église orthodoxe
n’admet pas cette exclusion de la Sainte Vierge du reste de l’humanité déchue,
ce " privilège " faisant d’elle un être racheté avant
l’oeuvre rédemptrice, en vue du mérite futur de son Fils. Ce n’est pas en vertu
d’un privilège qu’elle aurait reçu au moment de sa conception par ses parents
que nous vénérons la Mère de Dieu au-dessus de toute créature. Elle était
sainte et pure de tout péché dès le sein de sa mère, – et cependant cette
sainteté ne la plaçait pas encore en dehors du reste de l’humanité d’avant le
Christ. Elle n’était pas, au moment de l’Annonciation, dans un état analogue à
celui d’Ève avant le péché. La première Ève qui devint " la mère des
vivants ", prêta l’oreille aux paroles du séducteur dans l’état
paradisiaque, celui de l’humanité innocente. La deuxième Ève, élue pour devenir
la Mère de Dieu, entendit la parole angélique dans l’état de l’humanité déchue.
C’est pourquoi cette élection unique ne la sépara pas du reste de l’humanité,
de tous ses ancêtres et frères humains, saints ou pécheurs, dont elle a
représenté ce qu’ils avaient de meilleur.
Comme les autres hommes, comme saint Jean Baptiste, dont
l’Église fête également la conception et la nativité, – la Sainte Vierge est
née sous la loi du péché originel, portant avec tous la même responsabilité
commune de la chute. Mais le péché n’a jamais pu s’actualiser dans sa
personne ; l’hérédité peccamineuse de la chute n’avait pas d’emprise sur
sa volonté droite. Elle représente le comble de la sainteté qui ait jamais pu
être atteinte avant le Christ, dans les conditions de l’Ancien Testament, par quelqu’un
de la descendance d’Adam. Elle a été sans péché sous la domination universelle
du péché, pure de toute séduction dans l’humanité asservie au prince de ce
monde. Non pas placée au-dessus de l’histoire humaine, pour servir au dessein
particulier de Dieu, mais réalisant sa vocation unique dans l’enchaînement de
l’histoire, dans la destinée commune des hommes attendant leur salut.
Et pourtant, si dans la personne de la Mère de Dieu nous
voyons le sommet de la sainteté de l’Ancien Testament, ce n’est pas encore la
limite de sa sainteté à elle, car elle dépassera également les sommets les plus
hauts de l’Alliance Nouvelle, en réalisant la sainteté la plus grande à
laquelle l’Église peut atteindre.
La première Ève fut prise d’Adam : c’est une personne qui,
au moment de sa création par Dieu, emprunte la nature d’Adam, pour lui servir
de complément. Nous trouvons un rapport inverse dans le cas de la Nouvelle
Ève : c’est par elle que le Fils de Dieu devient " le Dernier
Adam ", en lui empruntant la nature humaine. Adam fut avant Ève, le
Dernier Adam après la Nouvelle Ève. Cependant, on ne peut pas dire que
l’humanité assumée par le Christ dans le sein de la Sainte Vierge soit un
complément de l’humanité de sa Mère. En effet, c’est l’humanité d’une Personne
divine, de l’Homme céleste (1 Co 15, 47-48). Celle de la Mère de Dieu
appartient à une personne créée qui est issue de l’" homme
terrestre ". Ce n’est pas la Mère de Dieu, c’est son Fils qui est le
Chef de l’humanité nouvelle, Chef de l’Église qui est son corps (Ép
1, 22-23) – complément de son humanité. Donc, c’est par son Fils, dans son
Église que la Mère de Dieu pourra atteindre la perfection réservée à ceux qui
doivent porter l’image de l’homme céleste (1 Co, 15, 49).
LA MÈRE
DE DIEU ET L’ÉGLISE
Nous avons fait déjà un rapprochement entre la personne de la
Mère de Dieu et l’Église, en parlant de la Tradition qu’elle personnifiait,
pour ainsi dire, avant 1’Église. Celle qui enfanta Dieu selon la chair gardait
aussi dans son cœur toutes les paroles révélant la divinité de son Fils. C’est
un témoignage sur la vie spirituelle de la Mère de Dieu. Saint Luc nous la
montre non seulement comme un instrument ayant volontairement servi à
l’Incarnation, mais comme une personne qui tend à parachever dans sa conscience
le fait de sa maternité divine. Après avoir prêté sa nature humaine au Fils de
Dieu, elle cherche à recevoir par lui ce qu’elle ne possède pas encore en
commun avec lui – la participation à la Divinité. C’est dans son Fils que la
Divinité habite corporellement (Col 2, 9). Le lien naturel qui la lie au
Dieu-Homme n’a pas encore conféré à la personne de la Mère de Dieu l’état d’une
créature déifiée, malgré la descente de l’Esprit Saint au jour de
l’Annonciation qui la rendit apte à accomplir son rôle unique. Dans ce sens, la
Mère de Dieu, avant l’Église, avant la Pentecôte, se rattache encore à
l’humanité de l’Ancien Testament, à ceux qui attendent la promesse du Père, le
baptême de l’Esprit Saint (Ac 1, 4-5).
La Tradition nous montre la Mère de Dieu au milieu des
disciples le jour de la Pentecôte, recevant avec eux l’Esprit Saint communiqué
à chacun dans une langue de feu. Ceci s’accorde avec les témoignages des
Actes : les Apôtres, après l’Ascension, restaient unanimement en
prière avec quelques femmes et Marie, Mère de Jésus, et ses frères (1,
14). Ils étaient tous unanimement ensemble au jour de la Pentecôte (2,
1). Avec l’Église, la Mère de Dieu a reçu la dernière condition qui lui
manquait pour pouvoir croître en l’homme parfait, en la mesure de la
pleine stature du Christ (Ép 4, 13). Celle qui, par l’Esprit Saint, reçut
dans ses entrailles la Personne divine du Fils, reçoit à présent l’Esprit Saint
envoyé par le Fils.
VOCATION
ET SANCTIFICATION
On peut comparer, dans un certain sens, ces deux descentes de l’Esprit
Saint sur la Sainte Vierge avec les deux communications de l’Esprit aux
apôtres : au soir de la Résurrection et au jour de la Pentecôte. La
première leur conféra le pouvoir de lier et de délier, une fonction
indépendante de leurs qualités subjectives, due uniquement à une détermination
divine qui les établit pour remplir ce rôle dans l’Église. La seconde donna à
chacun d’entre eux la possibilité de réaliser sa sainteté personnelle, ce qui
dépendra toujours des conditions subjectives. Pourtant, les deux communications
de l’Esprit Saint – fonctionnelle et personnelle, se complètent mutuellement,
comme on peut le voir dans le cas des apôtres et de leurs successeurs : on
ne peut bien remplir sa fonction dans l’Église, si l’on ne s’efforce pas d’acquérir
la sainteté ; et, d’autre part, il est difficile d’atteindre la sainteté
en négligeant la fonction dans laquelle on a été établi par Dieu. Les deux
doivent coïncider de plus en plus au cours de la vie : la fonction
devient, normalement, une voie sur laquelle on acquiert la sainteté
personnelle, en s’oubliant soi-même.
On peut voir quelque chose d’analogue dans le cas, par
ailleurs unique, de la Mère de Dieu : la fonction objective de la
maternité divine, dans laquelle elle fut établie le jour de l’Annonciation,
sera aussi la voie subjective de sa sanctification. Elle réalisera dans sa
conscience et dans toute sa vie personnelle le fait d’avoir porté dans son sein
et nourri Dieu le Fils. C’est ici que les paroles du Christ qui semblaient
rabaisser sa Mère devant l’Église (Lc 11, 28) reçoivent leur sens de louange
suprême : bienheureuse celle qui non seulement fut la Mère de Dieu, mais
réalisa aussi dans sa personne le degré de sainteté correspondant à cette
fonction unique. La personne de la Mère de Dieu est exaltée plus que sa
fonction, la consommation de sa sainteté plus que ses débuts.
La fonction de maternité divine est déjà remplie dans le
passé, mais la Sainte Vierge, demeurant sur terre après l’Ascension de son
Fils, ne reste pas moins la Mère de celui qui, avec son humanité glorieuse,
empruntée à la Vierge, siège à la droite du Père, au-dessus de toute
principauté, puissance, vertu et domination, au-dessus de tout nom qui peut
être nommé non seulement dans ce siècle, mais aussi dans le siècle futur (Ép
1, 21). Quel est le degré de sainteté réalisable ici-bas qui pourra
correspondre à ce rapport unique de la Mère de Dieu à son Fils, Chef de
l’Église, résidant dans les cieux ? Seule la sainteté totale de l’Église,
complément de l’humanité glorieuse du Christ, contenant la plénitude de la
grâce déifiante que l’Esprit Saint ne cesse de lui communiquer depuis la
Pentecôte. Si les membres de l’Église peuvent devenir des familiers du Christ,
ses mère, frères et sœurs (Mt 12, 50), selon le degré de leur
vocation accomplie, seule la Mère de Dieu par laquelle le verbe se fit chair,
pourra recevoir la plénitude de la grâce, atteindre une gloire sans limites,
réaliser dans sa personne toute la sainteté que l’Église peut avoir.
LA MÈRE
DE DIEU ET L’ESCHATON
Le Fils de Dieu est descendu des cieux et se fit homme par la
Vierge, pour que les hommes puissent s’élever vers la déification par la grâce
du Saint Esprit. " Posséder par la grâce ce que Dieu a par
nature " – c’est la vocation suprême des êtres créés, la fin dernière
à laquelle les fils de l’Église aspirent ici-bas, dans le devenir historique de
l’Église. Ce devenir est déjà consommé dans la Personne divine du Christ, Chef
de l’Église ressuscité et monté au ciel. Si la Mère de Dieu a pu vraiment
réaliser dans sa personne humaine et créée la sainteté qui correspondait à son
rôle unique, elle ne pouvait pas ne pas atteindre ici-bas, par la grâce, tout
ce que son Fils possédait en vertu de sa nature divine. Mais s’il en est ainsi,
le devenir historique de l’Église et du monde est déjà consommé non seulement
dans la Personne incréée du Fils de Dieu, mais aussi dans la personne créée de
sa Mère. C’est pourquoi saint Grégoire Palamas appelle la Mère de Dieu
" la limite du créé et de l’incréé ". À côté d’une
hypostase divine incarnée, il y a une hypostase humaine déifiée.
Nous avons dit plus haut que dans la personne de la Mère de
Dieu on pouvait voir la transition de la sainteté la plus grande de l’Ancien
Testament vers celle de l’Église. Mais si la Toute-Sainte a consommé la
sainteté de l’Église, toute sainteté possible pour un être créé, il s’agit
maintenant d’une autre transition : du monde du devenir vers l’éternité du
Huitième Jour, de l’Église vers le Royaume des Cieux. Cette gloire dernière de
la Mère de Dieu, l’eschaton réalisé dans une personne créée avant la fin du
monde, doit la placer dès à présent au delà de la mort, de la résurrection et
du Jugement dernier. Elle partage la gloire de son Fils, règne avec lui,
préside à ses côtés aux destinées de l’Église et du monde qui se déroulent dans
le temps, intercède pour tous auprès de celui qui viendra juger les vivants et
les morts.
La transition suprême, par laquelle la Mère de Dieu rejoint la
gloire céleste de son Fils, est célébrée par l’Église au jour de l’Assomption :
une mort qui, d’après la conviction intime de l’Église, ne pouvait pas ne pas
être suivie de la résurrection et de l’ascension corporelle de la Toute-Sainte.
Il est difficile de parler, non moins difficile de penser, aux mystères que
l’Église garde dans le fond non apparent de sa conscience intérieure. Ici toute
parole proférée paraît grossière, toute tentative de formuler semble un
sacrilège. Les auteurs des écrits apocryphes ont souvent touché avec imprudence
aux mystères sur lesquels l’Église a gardé un silence prudent par économie
envers ceux de l’extérieur. La Mère de Dieu n’a jamais été l’objet de la
prédication apostolique. Tandis que le Christ est prêché sur les toits,
proclamé à la connaissance de tous dans une catéchèse s’adressant à l’univers entier,
le mystère de la Mère de Dieu se révèle à l’intérieur de l’Église aux fidèles
qui ont reçu la parole et tendent vers la vocation suprême de Dieu dans le
Christ Jésus (Phil 3, 14). Plus qu’un objet de notre foi, c’est un
fondement de notre espérance : fruit de la foi, mûri dans la Tradition.
Taisons-nous donc et n’essayons pas de dogmatiser sur la
gloire suprême de la Mère de Dieu. Ne soyons pas trop loquaces avec les
gnostiques qui, voulant dire plus qu’il ne fallait – plus qu’ils ne pouvaient –
ont mélangé l’ivraie de leurs hérésies au froment pur de la tradition
chrétienne.
Écoutons plutôt saint Basile qui définit ce qui appartient à
la Tradition, en disant qu’il s’agit d’un " enseignement impubliable
et ineffable, lequel fut conservé par nos pères dans un silence inaccessible à
toute curiosité et indiscrétion, car ils ont été sainement instruits à protéger
la sainteté du mystère par le silence. Il ne serait point convenable, en effet,
de publier par écrit l’enseignement sur les objets qui ne doivent pas être
présentés aux regards de ceux qui n’ont pas été initiés aux mystères. En outre,
la raison d’une tradition non écrite est celle-ci : en examinant plusieurs
fois de suite le contenu de ces enseignements, plusieurs risqueraient de perdre
la vénération à force d’habitude. Car une chose est l’enseignement, une autre
chose, la prédication. Les enseignements sont gardés en silence, les
prédications sont manifestées. Une certaine obscurité dans les expressions,
dont les Écritures font parfois usage, est aussi une façon de garder le
silence, afin de rendre difficilement intelligible le sens des enseignements,
pour l’utilité plus grande de ceux qui lisent " (Traité du Saint
Esprit, XXVII).
Si l’enseignement sur la Mère de Dieu appartient à la
Tradition, ce n’est qu’à travers l’expérience de notre vie dans l’Église que
nous pourrons adhérer à la dévotion sans limites que l’Église a vouée à la Mère
de Dieu. Et le degré de cette adhésion sera la mesure de notre appartenance au
Corps du Christ.
Extrait de Vladimir
Lossky,
À l’Image et à la ressemblance de Dieu,
Aubier-Montaigne, 1967.
POURQUOI LES ORTHODOXES NOMMENT-ILS CONSTAMMENT LA VIERGE
MARIE, QU’ILS APPELLENT LA MÈRE DE DIEU ?
L’omniprésente
Mère de Dieu
« Pour la théologie de l’Eglise orthodoxe, la Mère de
Jésus-Christ est avant tout et surtout la Théotokos, la Mère de Dieu, celle qui
a vraiment [conçu et] enfanté par la chair le Logos divin, le Fils de Dieu,
dans le sens fort de ce terme. Pour ce qui est de la place de la Théotokos dans
la liturgie et la piété de l’Eglise, le mot qui caractérise cette place est
celui d’omniprésence. Omniprésente, elle l’est tout d’abord dans l’année
liturgique. Ainsi, sur les douze grandes fêtes, dites de première classe, cinq
sont des fêtes mariales : la Nativité de la très sainte Mère de Dieu, le 8
septembre ; la Présentation de la très sainte Mère de Dieu au Temple, le 21
novembre ; la sainte Rencontre, fête mariale et fête du Seigneur, le 2 février
; l’Annonciation, le 25 mars [fête de l’Incarnation du Fils de Dieu] ; la
Dormition, le 15 août.
Diverses
fêtes de la Mère de Dieu
A côté de ces grandes fêtes, [il y en a une foule d’autres],
possédant un moindre degré de festivité. Certaines relèvent du cycle mobile,
comme la fête de l’Acathiste (5ème samedi de Carême) ou de la Source vivifiante
(le vendredi de la semaine de Pâques). D’autres, la majeure partie, relèvent du
cycle fixe. Les plus connues sont les fêtes d’icônes vénérées, des fêtes
d’intercession, comme la Déposition de la précieuse Tunique de la Mère de Dieu
(2 juillet) ou la Déposition de la précieuse Ceinture (31 août), ainsi que la
fête slave de la Protection de la Mère de Dieu (Pokrov), [le 1er octobre] (…)
[Cette fête] a été après la dernière guerre introduite dans le calendrier de
l’Eglise de Grèce et célébrée le 28 octobre. (…) [Ces fêtes] manifestent la
profonde conviction de l’Eglise selon laquelle la Mère du Sauveur se trouve
associée par son Fils à la vie du peuple chrétien, qu’elle ne cesse de prier pour
lui et de le secourir par ses interventions miraculeuses.
Les
hymnes qui la célèbrent
Mais la Mère de Dieu est également omniprésente dans la
liturgie par une abondante hymnographie mariale [notamment] le chant du
Magnificat aux matines, l’hirmos (antienne) toujours marial de la 9ème ode de
presque tous les canons, le chant à la fin du canon eucharistique de l’hymne
mariale « Il est digne en vérité », le chant de la même hymne pour terminer
presque tous les offices (…) »
(P. Alexis Kniazeff, La Mère de Dieu dans
l’Eglise orthodoxe, Le Cerf, Paris, 1990, p. 19-20).