L’idolâtrie
contemporaine
Alexandre
Kalomiros
L'Européen est caractérisé par un terrible antagonisme :
l'opposition de l'homme extérieur et de l'homme intérieur. L'Européen est
différent dans les apparences de ce qu’il est réellement. Il vit et se meut dans
le mensonge du conventionnel. Toute sa civilisation est une addition de
mensonges conventionnels auxquels il s'est adapté. Il est égocentrique à
l'extrême, mais il se comporte avec les autres avec une politesse absolue,
presque recherchée.
Dans les pays sous-développés, là où les hommes n'ont pas
encore la sophistication de la civilisation européenne, chacun exprime peu ou
prou son monde intérieur avec une certaine liberté et simplicité qu'on ne
retrouve pas en Europe. Leurs manières sont abruptes, mais les hommes sont plus
vrais. En Europe, ceci est tenu pour un manque de civilisation et de
développement spirituel. Ainsi, on en est arrivé à considérer que la
civilisation se trouve dans le jeu continuel de l'hypocrisie, ce "sépulcre
blanchi, rempli de putréfaction" Mt 23,27. On nettoie continuellement
l'extérieur de la coupe pour paraître propre aux hommes Luc 11,39; Mt
23,25-26.
Mais comme il arrive pour les Pharisiens, ce mensonge
continuel dans lequel ils vivent ne les humilie nullement. Au contraire leur
perfection extérieure les remplit d'assurance quant à leur supériorité. Le
signe le plus caractéristique des Européens, c'est l'orgueil ! Ils voient d'en
haut tous les autres peuples qu'ils considèrent comme "non-civilisés"
ou "sous-développés"
Il se peut que certains parmi eux s'intéressent beaucoup aux
besoins des autres. Les individus, les groupes ou les nations et surtout les
sous-développés pour lesquels ils nourrissent des sentiments de
pitié. Mais au fond, ils s'intéressent aux autres comme un entomologiste
s'intéresse aux insectes. Ils ont pour les hommes des sentiments
inférieurs à l'amour qu'ils ont pour un chien.
Ils ont de leur civilisation la même haute idée qu'ils ont
d'eux-mêmes. Ils n'acceptent rien sans le passer au crible de leur esprit
critique dont ils sont fiers. Ils considèrent comme relatives toutes les
valeurs, même celles qu'ils acceptent, et discutent avec une apparente
profondeur de tout ce que l'humanité a cru.
Leur attitude habituelle est celle des agnostiques bien
disposés qui sont prêts à être d'accord avec vous, en vous laissant comprendre,
naturellement, qu'on ne peut rien prouver à tout ce que vous leur dites, et que
par conséquent, vous les indifférez.
Il y a pourtant une seule chose qui ne passe jamais par
l'esprit de ces agnostiques : c'est de mettre en doute la valeur de leur
civilisation. Jamais une civilisation ne fut supérieure à la leur. Il se peut
qu'ils remettent en cause ou discutent ou contestent différents problèmes
d'ordre partiel et mineurs concernant leur culture, et que dans le détail, ils
parviennent même à exprimer de fortes oppositions, mais jamais ils ne mettent
en doute la justesse de la ligne générale de leur civilisation.
La civilisation de l'Europe est basée sur une religion, une
religion que personne ne veut appeler ainsi, car il ne s'agit pas du culte
d'une ou de plusieurs divinités, mais du culte de l'homme.
La religion des anciens Grecs et leur civilisation n'étaient
rien d'autre que le culte de l'homme. Si la civilisation de la Grèce antique a
trouvé un tel écho dans le cœur des Européens, c'est justement à cause de cette
ressemblance intérieure.
Comme les anciens Grecs, ainsi les Européens ont divinisé la
raison de l'homme, ses passions, ses forces psychiques et ses faiblesses. En un
mot, ils ont fait de l'homme le centre, la mesure, et le but de tout. C'est en
l'homme que la civilisation de l'Europe prend sa source. Elle existe pour
l'homme et tire de l'homme sa justification.
Il se peut qu'il y ait discorde quant aux moyens par lesquels
se réalisera l'amélioration de la vie de l'homme. Il se peut qu'il y ait des
différences dans la manière de rendre le culte à l'homme. Il se peut qu'en
prenant l'homme comme mesure on arrive à certains résultats, mais toujours et
pour tout, l'homme est le centre autour duquel tout gravite, la source de leur
inspiration et le but de leur effort.
Telle est l'Europe.
Quelle que soit la religion qu'il croit posséder, au fond sa
religion n'est autre que l'adoration de l'idole homme. L'Européen a cessé
de voir en l'homme l'image de Dieu. Il y voit simplement l'image de lui-même.
En d'autres termes, la religion de l'Europe, c'est la vieille religion de l'humanité, celle qui a séparé l'homme de Dieu. Le but de Dieu, c'est de déifier l'homme. Mais l'homme égaré par le diable a cru qu'il pouvait devenir dieu sans la grâce du Créateur, de sa propre initiative et par ses propres efforts seulement. Il s'est empressé de goûter à l'arbre de la connaissance avant qu'il soit mûr pour une telle nourriture.
Le résultat fut que ses yeux s'ouvrirent et qu'il connut le
bien et le mal, vit sa nudité corporelle et spirituelle et en fut effrayé. Il
ne supporta plus de regarder (en face) le Seigneur son Dieu et courut se cacher
loin de sa Face. Il comprit qu'un grand abîme s'ouvrait entre lui et son
Créateur. Alors le Père miséricordieux maudit la première cause de la
catastrophe: le diable, "le serpent ancien". Dans son immense
Amour Il promit déjà le salut : "Et Je mettrai l'inimitié entre toi
(le serpent, le diable) et la femme (la sainte Vierge) et entre ta postérité et
sa postérité (le Christ). "Celui-ci t'écrasera la tête et tu lui blesseras
le talon" Gen 3,15. Et pour que l'homme ne vive pas éternellement
dans cet état de mort spirituelle, Il le chassa du paradis "de peur qu'il
n'étende la main et ne prenne du fruit de l'arbre de la Vie, qu'il en mange et
qu'il vive dans les siècles" Gen 3,22. Dieu permit ainsi, par
miséricorde et amour, la mort corporelle et la corruption, lesquelles, comme la
mort spirituelle, ont été la conséquence de la rupture du contact (de l'homme)
avec la source de la Vie, pour que l'âme ne reste pas pendant les siècles dans
sa mortification spirituelle, son malheur et sa nudité. Ainsi l'homme séparé de
Dieu et vivant la réalité continuelle de la mort est devenu esclave du diable.
C'était donc par réaction à l'expérience de sa nullité que
l'homme a adoré l'homme en le proclamant dieu. En effet, les anciens avaient
enseigné que l'âme était une partie de la substance divine, c'est-à-dire
qu'elle est divine par essence et par conséquent n'a pas besoin de Dieu.
Cette volonté intérieure de l'homme de croire à sa propre
divinité conjointe à l'effet de sa soumission aux puissances sataniques est la
base de toute idolâtrie.
La religion de l'Europe n'est autre que cette idolâtrie
primitive sous une forme moderne.
Papisme, protestantisme, humanisme, athéisme démocratie,
fascisme, capitalisme, communisme, etc, et beaucoup d'autres choses nées en
Europe, sont des expressions du même esprit "humanolâtre". La
civilisation de l'Europe n'est pas autre chose que le résultat d'un effort
constant et angoissant de l'homme de dresser son trône au-dessus du trône
de Dieu. Il ne s'agit de rien d'autre que de la construction d'une
nouvelle tour de Babel dans laquelle domine la confusion quant à la façon de la
construire, bien que le but reste commun à tous.
L'idéal de l'Européen s'identifie avec l'idéal de Lucifer. Au
fond, c'est le même mépris de la Bonté de Dieu, la même insulte envers son
Amour, la même révolte et éloignement de sa Providence, la même ingratitude, la
même marche dans le désert qui, au lieu de conduire l'homme en haut, où il
croit aller, le conduit vers l'abîme de la mort.
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