L’anthropologie
chrétienne
selon la
Tradition orthodoxe
par père Philippe Dautais.
Conférence donnée à l’ICT
en février 2012
Prêtre orthodoxe (Patriarcat de Roumanie). Fondateur et
co-responsable du centre d’études et de prière de Sainte-Croix en Dordogne où
il anime des sessions et retraites depuis 28 ans. Il enseigne notamment une
pratique de la voie spirituelle chrétienne dans l’héritage de la tradition
philocalique et hésychaste, laquelle exprime l’essentiel de l’expérience
chrétienne du premier millénaire.
P. Philippe Dautais est délégué à l’oecuménisme pour la région
sud-ouest par l’Assemblée des Evêques Orthodoxes de France (AEOF) et impliqué
depuis 15 ans dans le dialogue inter-religieux.
Auteur de : Le chemin de l’homme selon la Bible aux éditions
DDB
Introduction
Il est utile de rappeler que la pensée théologique orthodoxe
est enracinée dans l’enseignement des Pères de l’Eglise qui sont considérés
comme les témoins qualifiés de la tradition reçue des apôtres. Les Pères ont eu
chacun leur manière de présenter la conception chrétienne de l’homme. Il
n’existe donc pas de présentation monolithique de l’anthropologie, encore moins
de position dogmatique. D’autre part, cette présentation se veut cohérente avec
la tradition de l’expérience telle qu’elle est décrite dans les témoignages des
Pères de l’Eglise indivise, laquelle vient confirmer la révélation biblique
comme description de l’intériorité de l’être humain.
L’anthropologie
biblique
La vision chrétienne de l’homme est naturellement inspirée du
récit biblique et de la tradition hébraïque. Les Juifs ont une vision unitive
de l’être humain. Ils le considèrent comme un tout : chair (basar) pénétrée de
souffle (néfesh), où la chair est moins le corps, que l’homme tout entier dans
sa dimension cosmique et la néfesh représente la vitalité de la chair, ce qui
la met en mouvement.
Dans cette approche, la chair ne se saisit jamais à part du
souffle, de l’impulsion vitale. La chair sans le souffle n’est plus chair mais
cadavre. A préciser que le mot corps n’existe pas en hébreu, on ne peut donc
identifier la chair au corps.
La Bible introduit aussi la notion du « Ruah » qui qualifie
l’Esprit de Dieu. L’Esprit de Dieu insuffle la grâce dans la créature qui est,
selon le livre de la genèse, inachevée donc inscrite dans une dynamique
d’accomplissement. La « Ruah » permet la cohérence des deux parties
constitutives de l’homme, leur unité.
Nous sommes loin d’une vision statique de l’homme qui serait
composé d’éléments juxtaposés. Ici, l’être humain est inscrit dans une
dynamique et une perspective. Après la résurrection, le corps de l’homme sera
un corps spirituel, un corps « pneumatisé (1)» dont le principe de vie sera
l’énergie même de l’Esprit Saint. Ce corps transfiguré exprimera l’âme,
elle-même illuminée et divinisée par cette lumière divine.
Ainsi l’homme n’a d’existence que par participation au Ruah,
c’est ce que Saint Paul rappelle aux Corinthiens : « Ne savez-vous pas, dit-il,
que vous êtes le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous? » (1Cor
3/16). Ailleurs il dira: « ne savez vous
pas que votre corps est le temple du Saint Esprit (Pneuma,
traduction grecque du Ruah hébreu)) qui est en vous ? » (1Cor 6/19)
Ainsi, il n’est pas le tombeau de l’âme, comme le pensait
Platon, mais « l’instrument de musique animé par l’Esprit » selon la belle
expression de Saint Grégoire de Nysse (4e s.). Dans cette approche, être
spirituel ce n’est pas s’échapper du corps mais s’ouvrir dans son corps à
l’action déifiante du Ruah, de l’Esprit. L’apôtre Paul appelle « spirituels
ceux qui sont dociles à l’Esprit et sont la demeure du Saint Esprit qui est en
eux » (1Cor 3/16). Pharisien, fils de pharisien, il enseigne une anthropologie
sémite, laquelle s’exprime dans ses lettres, notamment en 1 Thess 5/23 : « Que
le Dieu de la paix, lui-même, vous sanctifie totalement et que votre être
entier : l’Esprit (Pneuma), l’âme et le corps, soit gardé irréprochable pour
l’avènement de Notre Seigneur Jésus Christ ». Selon saint Irénée de Lyon (2e
S), l’apôtre a, par cette parole, « clairement défini l’homme parfait et
spirituel », « car la chair modelée, à elle seule, n’est pas l’homme parfait :
elle n’est que le corps de l’homme, donc une partie de l’homme. L’âme, à elle
seule, n’est pas davantage l’homme : elle n’est que l’âme de l’homme, donc une
partie de l’homme. L’Esprit non plus n’est pas l’homme : on lui donne le nom
d’Esprit, non celui d’homme. C’est l’union et le mélange de toutes ces choses
qui constitue l’homme parfait » (Contre les hérésies V,6,1). L’homme parfait
est celui qui participe pleinement à la vie de l’Esprit.
Tous les Pères n’ont pas adopté cette approche, pour autant,
ils sont étrangers à tout dualisme opposant l’intelligence et la matière. Ils distinguent
toutefois en l’homme, deux états successifs :
- sa condition actuelle, historiquement marquée par le péché
- sa condition eschatologique, marquée par le retour du
Christ, où l’homme et la création seront transfigurés par l’effusion des énergies
de l’Esprit Saint.
C’est cette condition finale de l’univers qui était dans le
plan divin initial et finalement se réalisera.
Dans la condition actuelle, l’homme est soumis à la servitude
et aux lois de la biologie (par le besoin de se nourrir, de suivre les cycles
naturels et de se reproduire sexuellement), il est aussi sujet à la souffrance,
à la mort, à la décomposition.
Après la résurrection, il sera totalement libéré et sera
revêtu d’un corps spirituel (le corps et l’âme seront pneumatisés) et plongé
dans la lumière divine (1 Cor 15/35-49). Chacun gardera son identité propre :
Pierre restera Pierre, Philippe restera Philippe…
L’homme
créé à l’image de Dieu
Avant tout, les Pères ont fait la distinction entre l’incréé
et le créé, entre le Créateur et la créature. Ils ont rappelé la dimension
transcendante de Dieu qui est Tout Autre par rapport au cosmos créé et à l’être
humain. Ainsi l’homme n’est pas de nature divine mais créé à l’image de Dieu.
Cette distinction n’introduit pas un dualisme, elle fait coïncider l’altérité
et la parenté entre l’homme et Dieu. A ce titre, je me permets de préciser ce
que les chrétiens orthodoxes entendent par « image de Dieu ».
Avant tout, l’homme, créé à l’image de Dieu, est le reflet de
la beauté divine, avant tout il est une merveille de Dieu. Dans son être
profond sont inscrites les qualités divines dont l’amour est la synthèse. C’est
donc l’amour qui est originel et non le péché. C’est la liberté qui est
originelle et non l’aliénation, c’est la joie qui est originelle et non
l’amertume, c’est la santé qui est originelle et non la maladie.
L’homme créé à l’image de Dieu est porteur de sa propre
liberté « car le divin est transcendant à l’homme et en même temps, le divin
est mystérieusement uni à l’homme. C’est cela et cela seul qui rend possible
l’apparition dans le monde de la personne non asservie au monde » Berdiaev
(esclavage et liberté p 48). Lequel ajoutait : Dieu est une liberté réalisée,
l’homme est une liberté en voie de réalisation, en voie d’accomplissement.
Les Pères de l’Eglise se sont demandé s’il est possible de
distinguer, dans l’homme, l’élément divin? Grégoire de Nysse (4e S) répond
clairement à cette question, en partant de ce qui est attesté communément dans
l’expérience chrétienne : « c’est l’esprit (noûs) qui fait de l’homme l’image
de Dieu. Car l’esprit est la liberté de l’homme ». Il nomme ici une dimension
héritée de la philosophie grecque, à savoir le « noûs » qui traduit la notion
hébraïque du coeur, non au sens du coeur organe mais du coeur profond
qu’Olivier Clément a appelé : coeur-esprit. Nous retrouvons cette référence au
« noûs » dans la plupart des ouvrages sur la tradition hésychaste. Nous
reviendrons sur cette notion fondamentale plus loin.
Il reste à préciser que l’image de Dieu ne concerne pas
seulement l’esprit. Saint Irénée de Lyon affirme que ce n’est pas l’homme qui a
offert au Christ le corps pour s’incarner mais que l’homme a été créé à l’image
du Christ, corps, âme, esprit. Le Christ est le modèle et c’est l’homme qui est
créé à l’image. L’homme est appelé à devenir ressemblant au Christ, à être en
tout semblable au Christ qui est l’alfa et l’oméga de l’homme. « Le Christ est
l’image visible de Dieu invisible » (Col 1/15). L’homme est un être créé « à
l’image de Dieu ».
De
l’image vers la ressemblance
L’image, fondement ontologique de l’être humain, de par sa
structure dynamique appelle la ressemblance subjective, personnelle. Le germe
(avoir été créé à l’image) conduit vers son éclosion : être selon l’image.
L’image de Dieu est donc la marque indélébile de l’être
profond dont le principe (logos) ne peut être altéré. Si l’image de Dieu est
actuelle, la ressemblance, quant à elle, est potentielle ou virtuelle : elle
est à accomplir. L’image se rapporte à la constitution de la nature,
l’accomplissement de la ressemblance dépend de la liberté et de la volonté
personnelles. L’image comporte des facultés qu’elle doit orienter vers Dieu. La
ressemblance correspond à une actualisation des potentialités de l’image.
Les versets 26 et 27 du livre de la genèse viennent confirmer
la dynamique pneumatique que nous avons esquissée. Au verset 26, Dieu dit : «
faisons l’homme à notre image, capable de ressemblance et qu’il domine… ». La
plupart des Pères de l’Eglise font la distinction entre l’image qui est
inscrite dans l’être humain et la ressemblance qui est à acquérir par une
coopération divino-humaine. La ressemblance serait le fruit de l’action
déifiante de l’Esprit Saint et de la coopération de la liberté de l’homme.
Ainsi, l’homme, dans la vision Biblique, a été créé à l’image
de Dieu (Gen. 1/27) et placé dans un devenir, dans une dynamique de croissance
pour atteindre à une pleine maturité. Saint Irénée de Lyon (2e S), et d’autres
pères après lui, enseignait que l’homme n’a pas été créé parfait mais en vue de
la perfection, qu’il n’a pas été créé immortel mais en vue de l’immortalité, «
il était un enfant qui devait encore grandir pour atteindre à sa perfection ».
Adam était un enfant riche de potentialités qu’il devait assumer pour atteindre
à la pleine maturité de fils de Dieu.
S’il a été créé à l’image, il doit être fait selon la
ressemblance. Ce mot faire, qui n’est pas le même que le mot créé en hébreu,
exprime le projet divin qui suppose l’action des deux mains du Père à savoir le
Verbe et l’Esprit ainsi que la libre participation de l’homme. Dans la genèse,
les deux notions sont bien distinguées : d’une part, Dieu dit : « Faisons
l’homme à notre image capable de notre ressemblance » (Gen. 1/26), d’autre part
« Dieu créa l’homme à son image » (Gen. 1/27), tel est le fondement et l’axe de
toute l’anthropologie chrétienne des premiers siècles et dans la suite de
l’anthropologie orthodoxe. La création à l’image de Dieu situe l’homme face à
Dieu, dans une relation. La ressemblance lui donne une orientation, une
perspective de croissance qui suppose une coopération, un accord de deux
libertés. C’est ce qui donne sens à l’existence et fait de chaque être humain
un pèlerin vers lui-même, en chemin de l’image vers la ressemblance.
Saint Grégoire de Nysse (4e s.) affirmera qu’il n’y a pas de
limite à ce voyage spirituel, que nous ne cesserons de croître: « de
commencements en commencements vers des commencements qui n’auront jamais de
fin ». Il n’y aura pas de limite à cette ascension « de gloire en gloire »
(2Cor 3/18) car Dieu est infini et inépuisable.
La sanctification de l’homme est donc le fruit de la
coopération (synergia) de la liberté de l’homme et de la grâce divine.
Corps,
âme, esprit ou Esprit
Le mot « esprit » en français amène une confusion car il
traduit deux mots grecs différents : Pneuma et noûs. L’habitude a été prise de
traduire noûs avec un petit « e » pour signifier l’esprit de l’homme et Pneuma
avec un « E » majuscule pour l’Esprit de Dieu. L’introduction du noûs vient de
l’influence platonicienne. L’expérience spirituelle chrétienne a confirmé et
précisé la dimension noétique de l’être humain et l’a assimilé au coeur profond
distinct du coeur organe.
Le noûs
ou coeur-esprit
La distinction entre l’esprit et l’âme s’avère essentielle
dans l’expérience spirituelle. Cette distinction nous vient de Platon (son
équivalence en hébreu est le coeur : Lev). Il avait perçu qu’en son
intériorité, l’âme prend conscience de son aspiration à la transcendance. Cette
dimension intérieure de l’âme, il l’a appelé noûs. Il semble bien cependant
qu’il ait confondu l’aspiration à la transcendance avec la Transcendance
elle-même, déduisant par là-même l’immortalité de l’âme de la «connaturalité de l’âme avec le divin ». Pour les chrétiens, le
noûs est comparé à un miroir dans lequel se reflète l’image de Dieu. C’est de
ce miroir que nous parle l’apôtre Paul lorsqu’il dit : « pour l’instant, nous
voyons au moyen d’un miroir mais alors nous verrons face à face » 1Cor 13/12.
Le noûs est apparenté à un organe de vision et est appelé à cet effet : « oeil
du coeur ». Au sens premier, il est l’organe de la prise de conscience, il est
la possibilité, au sein de l’âme, de prendre conscience des états d’âme et de
nommer les mouvements de l’âme : les humeurs, les émotions, les sentiments, les
passions... C’est aussi par lui que nous pouvons accéder à la contemplation des
mystères et à la vision de Dieu : « Bienheureux les coeurs purs car ils verront
Dieu ».
Lorsque nous parlons de la dimension tripartite de l’être
humain : corps, âme, esprit, habituellement, nous évoquons le noûs et non le
pneuma. Appelé aussi fine pointe de l’âme ou partie supérieure de l’âme, le
noûs s’identifie au coeur profond comme capacité de silence, de conscience et de
détermination.
- la capacité de silence intérieur (ou hésychia) s’expérimente
dans la prière et la méditation, elle traduit un état imperturbable de l’être.
- la capacité de conscience et de parole permet à l’homme de
prendre conscience des mouvements intérieurs, des états d’âme, et de pouvoir
les nommer.
- la capacité de décision et de détermination permet de
s’inscrire puis de demeurer dans un dynamisme intérieur sans se laisser
distraire par les sollicitations du monde ou se laisser détourner par les
pensées parasites.
Le chemin spirituel consiste en la restauration de ces
capacités originelles pour les rendre opératives. Cette restauration pose la
double exigence de la vie de prière et de la purification du coeur-esprit. Le
moyen employé est l’exercice pratique de l’ascèse. Le but de l’ascèse est
l’acquisition de la primauté du noûs sur l’âme et sur la chair donc le
rétablissement de l’ordonnancement initial. L’être humain a pour tâche
d’acquérir l’autorité de la conscience sur les mouvements naturels, de passer
de l’état de soumission aux passions à l’application de la volonté divine.
Passage de l’esclavage vers la liberté signifié par l’exode des hébreux de la
terre d’exil (Egypte) vers la terre promise.
Nous rappellerons que le monde angélique est purement
noétique. L’être humain a des capacités noétiques qu’il doit mettre en oeuvre
pour atteindre à sa stature de fils (ou fille) de Dieu et devenir roi de la
création, ce qui ne veut pas dire asservir ou maltraiter mais spiritualiser la
nature, lui permettre d’exprimer pleinement ses potentialités sacramentelles.
Dans la tradition orthodoxe, le noûs est généralement
identifié à l’image de Dieu. Il a une fonction d’intégration de la personnalité
: corps et âme. Il est le centre du conscient et de l’inconscient ainsi que
l’organe central des sens intérieurs, la racine de tout, le point de rencontre
entre Dieu et l’homme, là où l’homme rencontre Dieu face à face. Il est appelé
par l’apôtre Paul : l’Homme intérieur.
Le
rapport de l’ensemble corps, âme, esprit au Pneuma
Pour certains pères et selon l’apôtre Paul (1Th 5/23), le
terme Esprit (Pneuma) désigne le don du Saint Esprit ou la grâce du Saint
Esprit qui est la vie même de Dieu.
C’est par la grâce que nous devenons « participants de la
nature divine » (2 Pierre 1/4). « Par la grâce, nous sommes pénétrés et
imprégnés de Dieu, nous vivons en Lui et de Lui, nous participons à sa nature,
comme le fer rouge participe à la nature du feu, et tout en restant fer,
devient feu, brillant comme le feu. Par la grâce, nous sommes déifiés, par la
grâce nous sommes fils de Dieu » selon saint Maxime le Confesseur.
La déification est une « pneumatisation » ou spiritualisation
de tout l’être : du corps, de l’âme et du noûs. L’homme devient pleinement
humain, parfait selon l’expression citée de saint Irénée, lorsqu’il est pénétré
par la grâce dans son corps, son âme et son intelligence (noûs). Grâce qui
ouvre son intelligence à la contemplation des mystères et à la vision de Dieu.
Grâce par laquelle l’être humain peut devenir participant de la vie divine : «
la vie de l’homme sera la vision de Dieu » St Irénée de Lyon.
L’unité
ontologique de toute l’humanité
La Bible voit en Adam à la fois chaque être humain et toute
l’humanité. En Adam, elle met en évidence l’unité et la diversité. Unité du
genre humain et diversité des visages. Coïncidence de l’unité et de la
diversité.
Chaque être humain a une manière unique d’exprimer l’humanité
qui nous est commune. Chacun a un mode d’être qui lui est propre selon des
configurations uniques exprimées dans son code génétique unique et manifesté
dans son visage unique. La diversité est le miracle de la vie. Elle est une
richesse essentielle.
Dieu n’a créé en réalité qu’un seul Homme, l’Adam-Humanité. Ce
qui porte atteinte à un être humain se répercute dans l’entière humanité. Nous
sommes tous un en Adam. Toute l’humanité est en lien organique où chacun de
nous est une cellule d’un grand corps qui forme une unité vivante et organique.
Par ce fait, nous sommes tous solidaires et responsables les uns des autres.
Nous participons tous de la même humanité, de la même chair (Isaïe 58/7), «
nous sommes membres les uns des autres » (Eph 4/25). Ce que je fais à l’autre,
je me le fais à moi-même. Nous sommes invités à entrer dans cette conscience
pour enfin respecter chaque être humain et le considérer comme une partie de
soi-même. Le respecter et le considérer comme un frère ou une soeur en
humanité, cela veut dire prendre soin de lui au lieu de le vivre comme un rival
ou une menace. Prendre soin de lui, c’est aussi prendre soin de sa différence,
de ce qu’il porte d’unique et d’irremplaçable.
Dans cette pensée unitive, Saint Silouane de l’Athos affirme :
« Notre frère est notre propre vie ». Celui qui méprise son frère méprise sa
propre chair (Saint Jean l’évangéliste). Mystère de l’unité ontologique de la
nature humaine, de l’humanité. Celui qui tue son frère se tue lui-même. Tout ce
que tu n’aimes pas chez l’autre traduit à un certain degré ce que tu n’aimes
pas en toi. C’est pourquoi, selon Saint Silouane de l’Athos nous ne devons
avoir qu’une seule pensée et une seule espérance : « que tous soient sauvés. »
Adam est
créé mâle et femelle
D’autre part, selon la Bible, Adam est créé mâle et femelle,
masculin et féminin. Dans le premier livre de la genèse, la création se révèle
être un processus de différenciation. Le terme habituellement utilisé dans les
traductions est : séparation. Or ce mot aujourd’hui évoque l’idée de rupture,
c’est pourquoi, il est préférable d’employer, en toute rigueur, le terme de
différenciation, qui est un principe de vie. La différenciation conjugue la
distinction et le lien. Deux cellules différenciées sont séparées et
interagissent. Dans le premier chapitre de la genèse, Dieu distingue, dans le
dynamisme de la création, les cieux et la terre, la lumière des ténèbres, les
eaux d’en haut des eaux d’en bas, le sec de l’humide, Adam de la Adamah et le
masculin du féminin. Les pères de l’Eglise diront : « Dieu distingue sans
séparer pour unir sans confondre ». Les distinctions appellent des mariages
successifs. La vocation de chaque être humain (homme ou femme) est d’atteindre
à l’unité intérieure par le mariage des polarités qui le constituent. Il est
invité à reconnaitre l’autre part de lui-même, à l’épouser, pour atteindre à la
plénitude de son être. Le mariage homme-femme traduit au plan existentiel cette
oeuvre fondamentale. C’est pourquoi l’Eglise donne une place privilégiée au
mariage en ce qu’il représente le dynamisme même de la vie spirituelle puis de
l’union à Dieu. Dans la Bible, tout est mariage. Au coeur de la Bible, le
Cantique des Cantiques est là pour nous le rappeler. A ce titre la distinction
des sexes, des genres masculin et féminin, s’inscrit dans la distinction
féconde des polarités. La rencontre avec l’autre en tant qu’autre
complémentaire est possibilité de dépassement et de plénitude. Dans une telle
rencontre, il y a plus que l’un et plus que l’autre, il y a l’un et l’autre et
ce qui circule entre l’un et l’autre ; il y a aussi ce qui nous échappe en soi
et en l’autre et que nous pourrions appeler le tiers caché.
La
dynamique spirituelle
Il convient maintenant, autant qu’il est possible dans le cadre
d’un exposé, de décrire les modes du chemin de croissance de l’image vers la
ressemblance. Les Pères de l’Eglise rappellent que l’Adam est créé par Dieu qui
a communiqué à l’être humain les capacités nécessaires pour sa croissance. En
ce sens, les Pères distinguent trois fonctions essentielles ou puissances de
l’âme : la puissance désirante, la puissance irascible et la puissance
raisonnable ou noétique. Ces trois fonctions, bien orientées, devaient
initialement permettre à Adam (nom générique qui désigne chacun de nous) de
vivre sa dignité royale, sacerdotale et prophétique.
- La puissance désirante lui était donnée pour désirer Dieu et
aspirer à vivre en Dieu. Elle est le moteur pour conduire de l’image vers la
ressemblance, pour l’élévation spirituelle. « Le comble du désirable, c’est
devenir dieu » disait Saint Basile le grand (4e S).
- La puissance irascible est la capacité de détermination pour
persévérer dans la quête de Dieu et ne se laisser détourner ni à droite ni à
gauche.
- La puissance noétique est capacité de vision pour une juste
orientation des deux premières puissances. C’est par la capacité noétique que
l’Homme peut discerner la présence et l’action divines en toutes choses.
Le péché (mot qui signifie, en hébreu et en grec, rater la cible
ou mal viser) opère une déviation par rapport à l’orientation initiale. Au lieu
de se tourner vers Dieu, vers l’originel, la puissance désirante s’oriente vers
la réalité sensible, elle s’asservit aux biens de ce monde et s’enferme dans
les apparences. La puissance irascible s’asservit à la volonté propre, à la
volonté égocentrique qui recherche les satisfactions immédiates. La violence
entre en scène comme mode de défense face à l’autre vécu comme une menace, pour
défendre les intérêts propres et pour obtenir l’objet de la convoitise. Elle
s’exprime sous forme de colère et de révolte.
La puissance noétique devient aveugle et s’enferme dans la
vision des apparences. Elle se réduit à l’intelligence rationnelle qui tend à
objectiver, comparer, évaluer, classer, faire des raisonnements selon une
logique du monde. Elle fonctionne sur le passé et le connu. Elle est incapable
de produire de la nouveauté.
Le combat
invisible
Ces déviations, qui sont la marque du péché, vont engendrer
les passions par la force de l’habitus.
Que sont
les passions ?
Le mot passion vient du grec « pathon » qui a donné pathologie
et exprime une déviation. Les passions sont différentes facultés de l’âme et du
corps détournées de Dieu et orientées vers la réalité sensible, vers les
expressions éphémères et limitées de la vie. Les passions sont le détournement
de l’unique passion qui est l’amour. N’étant plus focalisé vers la source de
son être, l’homme devient victime et esclave de ses désirs multiples : «
l’intelligence est captive » dit saint Isaac le Syrien (7e S). Il poursuit : «
l’intelligence tombée dans la sensation charnelle n’a plus qu’une connaissance
mondaine et produit des pensées malades ». L’âme s’atomise et devient la proie
du monde sensible.
Selon saint Maxime : « La passion est un mouvement « contre
nature » de l’âme par suite d’un amour déraisonnable ou d’une aversion
irréfléchie pour un objet sensible quelconque ». L’état « contre nature » de
l’âme est le mouvement passionné.
Le péché réside donc dans une certaine attitude de l’homme,
dans un mésusage des puissances de son âme ; il résulte d’une mauvaise
orientation du désir originel qui n’est plus selon sa finalité naturelle. Il
est, pour la tradition spirituelle, une maladie de l’être, une déformation de
notre nature véritable, une grimace de notre réalité profonde. Les passions
sont les maladies du vieil homme. « Le Mal est inhérent à la passion » dit
saint Antoine le grand.
Les passions sont ainsi des déviations volontaires du « selon
la nature » au « contre la nature » selon saint Jean Damascène. Les passions
sont finalement des blocages, des usurpations, des déviations destructrices du
désir fondamental de l’homme. Elles expriment différentes formes d’idolâtrie et
rendent l’homme esclave, lui faisant perdre la tranquillité des pensées et,
obscurcissant l’âme par des afflictions, elles lui font perdre la paix.
Les passions viennent de ce que l’homme donne plus
d’importance au monde qu’à Dieu et fait dépendre sa vie plus des réalités de ce
monde que de Dieu.
Depuis la transgression, l’homme intérieur se modèle sur les
formes extérieures. L’homme considère les choses et les êtres non en ce qu’ils
sont mais relativement au degré de son désir à leur égard. C’est selon le
profit ou le plaisir qu’il peut en retirer qu’il en établit l’importance ou les
jugements de valeur. Le monde devient ainsi pour l’homme une projection
fantasmatique de ses désirs, les créatures des moyens de satisfaire ses
passions, des instruments de sa jouissance sensible.
En accord avec de nombreux Pères de l’Eglise, dans la
continuation de la Tradition biblique et hébraïque, saint Irénée de Lyon
considère que « trois éléments constituent l’homme parfait: la chair
(Basar/sarx), l’âme (nefesh, psyché) et l’Esprit (Ruah/pneuma). L’une d’elles sauve
et forme, à savoir l’Esprit, une autre est sauvée et formée, à savoir la chair
; une autre enfin se trouve entre celles-ci, à savoir l’âme, qui tantôt suit
l’Esprit et prend son envol grâce à lui, tantôt se laisse persuader par la
chair et tombe dans des convoitises terrestres » (Contre les hérésies V9-1).
Détournée du Souffle, l’âme meurt spirituellement et entraîne le corps avec
elle. Elle tente de survivre par l’effet des compensations illusoires qui
aboutissent tôt ou tard à des souffrances, maladies, corruptions, et finalement
à la mort. Dans ce même sens, Saint Grégoire de Nysse montrera que « si l’âme
se tourne vers l’Esprit, elle se spiritualise, si elle se tourne vers la chair,
elle se matérialise ». Nous retrouvons ici l’articulation entre la « nefesh »
et le « Pneuma ». Le composé chair-âme peut s’enfermer sur lui-même et refuser
de s’ouvrir au Souffle de vie. L’âme, n’étant plus nourrie par l’Esprit,
parasitera le corps qui cherchera dans le monde créé des compensations à son
manque fondamental. Elle devient aliénée aux besoins matériels. L’âme qui a
soif d’absolu cherchera à travers les réalités sensibles et les expressions
éphémères et limitées de la vie ce qui peut combler son désir infini. Elle aura
tendance à absolutiser le relatif, à se passionner pour ce qui n’est rien et
tombera dans l’idolâtrie. Le rapport passionné au monde est alors l’expression
d’une rupture avec la dynamique de croissance. C’est cette rupture qui a été
appelée chute, laquelle signifie une incapacité à croître dans une juste
orientation du désir.
Au contraire dans une autre disposition de la liberté, l’homme
peut s’ouvrir à la grâce de l’Esprit, se laisser pénétrer par le Souffle Divin
qui vient le sanctifier, le spiritualiser, le pneumatiser et dynamiser toutes
ses facultés. « L’Esprit est le seul artisan du progrès spirituel. Celui qui a
l’Esprit est éclairé, illuminé et chaque jour poursuit sa croissance
spirituelle évacuant toute trace d’infantilisme c’est à dire acquérant la
maturité intérieure et se dépouillant du vieil homme. La grâce de l’Esprit est
un dynamisme de croissance qui, jour après jour, purifie, libère, transfigure
celui qui cherche Dieu avec sincérité jusqu’à le faire parvenir à la pleine
maturité du Christ » selon Saint Syméon le Nouveau Théologien (11e S).
Ce qui appartient à l’homme, c’est de se disposer à l’action
déifiante de l’Esprit, de se laisser conduire au-delà de lui-même vers la
transcendance, le jamais vu, jamais connu, jamais expérimenté. S’ouvrir à
l’Esprit, c’est prendre le risque de la nouveauté en acceptant de mourir à l’ancien, à toutes
les crispations qui nous attachent au sensible, au palpable, au visible, à la
matière et que nous appelons passions. L’Esprit rend l’homme libre et l’ouvre à
la vraie Vie, à la Vie de la vie. Dans l’Esprit, l’homme est appelé à être
transfiguré, il est en voie de déification pour devenir un être de communion,
pleinement participant de la vie divine. L’Esprit pénètre l’homme tout entier
comme le feu qui est dans le fer ou comme la lumière dans l’air. « Il fait
pénétrer le Christ en nous jusqu’au bout de nos doigts » dit Saint Syméon le
Nouveau Théologien. L’Esprit cisèle, sculpte, forge l’homme afin de le rendre
ressemblant à son prototype qui est le Christ. C’est par cette nouvelle
naissance que nous devenons héritiers du royaume et fils de Dieu: « L’Esprit
lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu, par
Lui nous crions : Abba, père » Rom. 8/16. « Là où est l’Esprit du Père, là est
l’homme vivant » dira Saint Irénée de Lyon pour nous montrer que l’homme est un
être pour la Vie, appelé « à acquérir la qualité de l’Esprit et devenir
conforme au Verbe de Dieu » (contre les hérésies V, 9-3). C’est là ce qui donne
sens à notre vie et exprime notre vocation profonde. C’est pourquoi Saint
Séraphim de Sarov (19e s.) a pu dire : « le but de la vie chrétienne consiste
en l’acquisition de l’Esprit de Vie ». Saint Syméon le Nouveau Théologien
considère que le but de toute l’oeuvre de notre salut par le Christ est de
recevoir l’Esprit Saint. Ce qui n’est pas sans nous rappeler ce que le Christ a
dit à ses apôtres : « il est avantageux que Je m’en aille afin que l’Esprit
Saint vienne et vous conduise dans toute la vérité » (Jn 16/7). La mort et la
résurrection du Christ ouvrent sur la possibilité de l’ascension et de la
pentecôte.
Le chemin
de la purification et de la déification
Comme nous l’avons vu, le chemin de purification et de
croissance spirituelle passe par l’ascèse. L’ascèse est l’éveil hors du
somnambulisme quotidien, un combat intérieur afin d’acquérir une maîtrise du
spirituel sur le matériel, un dynamisme humain déclenché par la présence de
Dieu. Son mouvement essentiel est la métanoïa ou repentir. La première ascèse
consiste à dépister en nous toutes les pensées et les sentiments qui mènent à
la mort.
L’ascèse par laquelle l’homme se convertit constitue une
véritable thérapie qui consiste à se détourner de l’état pathologique contre
nature et à se retourner vers Dieu pour recouvrer la santé de la nature
originelle. La nature humaine a été créée dès l’origine en vue de l’Homme
nouveau. L’intelligence et le désir de l’homme sont créés pour le Christ: nous
avons reçu l’intelligence pour connaître le Christ, le désir pour que nous nous
laissions attirer vers Lui, la mémoire pour le porter en nous. « L’ascèse est
cet effort constant pour conformer la volonté et le désir de l’homme à la
volonté et au désir de Dieu. » Elle a pour perspective la vision de Dieu car la
« vie de l’homme sera la vision de Dieu » selon saint Irénée.
La tradition orthodoxe décrit trois étapes du chemin de
l’ascèse ou de l’ascension spirituelle :
1) La praxis ou purification du cœur.
2) Contemplation de la nature ou théoria
3) L’union directe, personnelle à Dieu ou théologia.
Ce sont 3 étapes de la formation de la conscience et de
l’éveil spirituel qui associent l’ouverture à la grâce et le renoncement à
toute tendance mortifère.
Le chemin vers la ressemblance ou déification est rejet de la
tendance au mal. Il passe par ces 3 étapes. Elles sont décrites par Origène (2e
S) et Évagre le Pontique (4e s). Elles ont été constituées plus
systématiquement par Denis l’aréopagite (5e S). Maxime le Confesseur (7e S) les
a repris en les rapprochant fonctionnellement du dogme christologique. Il n’y a
aucune procédure systématique ou automatique. La déification est l’oeuvre de la
grâce à laquelle il s’agit de se disposer.
1) La
praxis
La praxis ou practiké est la méthode spirituelle qui vise à
purifier la partie passionnée de l’âme. Le but est de permettre à l’homme de
connaître sa véritable nature à l’image de Dieu. Elle consiste en une forme de
psychanalyse dans le sens propre du terme: analyse des mouvements de l’âme et
du corps, des pulsions, des passions, des pensées qui agitent l’être humain et
qui sont à la base des comportements plus ou moins aberrants. Pratique
ascétique dont le but est de métamorphoser l’énergie vitale dévoyée et bloquée
dans les passions idolâtres. De la praxis naissent les vertus dont l’amour fera
la synthèse. Ces vertus sont divino-humaines, elles constituent autant de
participations aux attributs (noms) divins, au rayonnement de la divinité dont
l’homme est l’image.
La praxis est le mode pour obtenir la liberté intérieure qui
permet d’aimer.
Le fondement de la praxis, c’est la garde des commandements.
Garder les commandements, c’est garder la Parole du Christ, la Parole de Dieu
et c’est aimer Dieu. «Celui qui m’aime gardera ma Parole et mon Père l’aimera
et nous viendrons vers lui et nous ferons notre demeure chez lui...» (Jean
14/23).
Ce n’est qu’avec le secours divin que nous pouvons acquérir
ces énergies divino-humaines que nous appelons vertus. Seuls ceux qui répondent
à l’appel du Christ et qui deviennent libres de leurs passions, peuvent vivre
les béatitudes de l’agapè.
Pour Maxime le Confesseur, la purification va de pair avec la
catéchèse. Elle se rapporte à l’acceptation de la Parole de Dieu, à la
purification des passions et à l’exécution simultanée des préceptes divins.
Elle est une philosophie de l’action.
Maxime le Confesseur apportera cette précision fondamentale :
« Le chemin de purification de l’âme par Dieu, suppose que celle-ci se tourne
vers Dieu. La vertu de l’âme ne consiste pas alors dans sa conversion mais dans
ce qu’elle obtient par sa conversion » ( la vie en Dieu p229).
Et, Evagre le Pontique de compléter : « Qui connaît la
puissance des commandements de Dieu et comprend les facultés de l’âme sait
comment ceux-là guérissent celles-ci et conduisent à la vraie contemplation »
(centuries 2-19)
2) La
Théoria
La Théoria qualifie la contemplation de la gloire de Dieu dans
les êtres et les choses ou encore le pressentiment de Dieu dans les créatures.
Théoria ou science des oeuvres de Dieu (des dons de Dieu) qui rend capable de
connaître les raisons des êtres et Dieu lui-même dans certaines limites. La
Théoria consiste à saisir dans les créatures leurs raisons universelles et
spirituelles. Par les raisons des êtres, la lumière divine est véhiculée
jusqu’à la création. L’apôtre Paul exprime à merveille cette contemplation par
cet énoncé : « les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa
divinité se voient comme à l’oeil nu depuis la création du monde quand on les
considère dans ses ouvrages » (Rom 1/20). L’homme est invité à déchiffrer les
perfections invisibles de Dieu dans le cosmos. « Le cosmos est la première
bible » selon saint Augustin
La foi est notre chemin. La contemplation est la vérité et la
vie. « Nous voyons aujourd’hui d’une manière confuse comme dans un miroir » I Cor
13/12, c’est la foi. « alors ce sera face à face »: c’est la contemplation… »
dit saint Augustin. Les deux affirment nettement la présence mystérieuse de
Dieu dans le cosmos. Ce qui fonde la sacralité de tout le cosmos et l’approche
chrétienne de l’écologie.
La contemplation de la nature devient contemplation de la
gloire de Dieu cachée dans les êtres et les choses. La foi est la porte des
mystères.
3) La
théologia
La théologia est l’union directe personnelle à Dieu. Maxime le
Confesseur l’articule en deux moments:
1- notre union au Christ
2- puis notre passage de l’humanité du Christ à sa divinité.
La chair du Christ, se sont les vertus acquises et celui qui
la mange trouvera la liberté intérieure. Le sang du Christ, c’est la
contemplation des êtres, et celui qui le boit sera illuminé par Lui. La
poitrine du Christ, c’est la connaissance de Dieu et celui qui repose sur elle
sera théologien. Saint Maxime le Confesseur exprime à merveille cette dynamique
qui constitue le sommet de l’expérience mystique : « Celui qui passe de
l’ascèse à la liberté intérieure obtient de contempler dans l’Esprit Saint, la
vérité des êtres et des choses: c’est comme s’il passait de la chair du Christ
à son âme. Un autre, à travers cette contemplation symbolique du monde passe à
l’initiation mystique plus dépouillée qu’est la « théologie »: c’est comme s’il
passait de l’âme du Christ à son Esprit. Un autre à travers cet état, est
mystiquement conduit à l’état ineffable où toute détermination est supprimée
par une négation radicale (apophatique):c’est comme s’il passait de l’esprit du
Christ à sa divinité. » (in ambigua). 13
Le sens chrétien de la personne
En tradition chrétienne, la notion de personne est centrale.
Elle est au coeur de la théologie chrétienne qui contemple un seul Dieu (une
seule nature divine) en trois personnes et considère les deux natures humaine
et divine unies sans confusion dans la personne de Jésus-Christ. Elle met ainsi
en évidence l’articulation entre les notions de nature et de personne.
La personne, selon l’usage courant, s’identifie à l’individu,
or ces deux notions sont très différentes dans l’anthropologie chrétienne.
L’individu est une partie indivise de la nature, l’être naturel. Il est une
catégorie sociologique et biologique qui appartient entièrement à la nature, il
est déterminé par l’hérédité aussi bien génétique que sociale. Il se distingue
par opposition, délimitation et isolement. L’individu s’isole, il tend vers
l’auto- justification. Il fait nombre avec les autres et se décline sur le mode
quantitatif.
La personne est d’ordre spirituel, elle n’appartient pas aux
catégories de ce monde. Elle est tout le contraire de l’auto affirmation
égoïste. Elle dit l’être humain comme sujet et être de relation. Au sens
théologique, la personne est le fruit d’un appel de Dieu qui fonde sa réalité
d’être. Nous trouvons là une correspondance entre la personne et le nom secret,
inscrit sur le caillou blanc (Apocalypse 2/17). C’est ce nom dont parle le
prophète Isaïe : « Le Seigneur m'a appelé dès le sein maternel, dès les
entrailles de ma mère il a prononcé mon nom » (49/1 voir aussi 45/3). Nom qui
est la marque de l’unicité de la personne. En tant que personne, chacun est
unique, irréductible aux autres et n’admet aucune comparaison. « Le mystère de
l’existence de la personne consiste justement dans le fait qu’elle est
irremplaçable, unique, incomparable » affirme Nicolas Berdiaev. Laissons la
parole à Martin Buber, juif hassidique, qui exprime merveilleusement cette
dimension d’unicité : « Avec chaque homme, vient au monde quelque chose de
nouveau, qui n’a pas encore existé, quelque chose d’initial et d’unique… Dans
chaque être, il est un trésor qui ne se trouve en aucun autre »(le chemin de
l’homme p19).
La personne fait son apparition en entrant en rapport avec les
autres personnes. La personne vit et advient par la relation, elle trouve son
épanouissement dans la communion des personnes. Elle est la possibilité
d’articuler l’identité singulière et la relation à l’autre, de s’ouvrir à
l’autre sans se perdre soi-même, de se découvrir comme sujet singulier par la
relation à l’autre. Il est difficile de définir ce qu’est une personne mais on
peut apprendre à connaître une personne en entrant dans une relation avec elle
et apprendre à se connaître soi-même comme personne en entrant en relation avec
l’autre.
Pour les chrétiens, se découvrir en tant que personne, c’est
advenir comme sujet libre et responsable de sa propre histoire. Ce qui
correspond à cette parole que Dieu adresse à Abraham : « Va vers toi » (Gen
12/1). Si la personne est le fruit d’un appel de Dieu, se réaliser comme
personne c’est co-respondre à cet appel, s’ajuster à cet appel, ce qui
constitue le sommet de l’accomplissement humain, le but de la vie chrétienne.
Le salut s’identifie à la réalisation de la personne en l’homme. Le but du
salut est que la vie personnelle, réalisée en Dieu dans la Trinité, se réalise
aussi au sein de l’existence humaine. L’homme en Christ est un homme parfait
seulement en tant que personne, c’est à dire en tant qu’amour et liberté.
L’homme parfait est seulement celui qui est vraiment une personne. Dans
l’existence, nous ne rencontrons pas l’humanité mais des personnes humaines.
Hors de la dimension de la personne, la réalité de la nature humaine est une
abstraction. La personne est le mode d’existence de la nature, elle met en
mouvement d’une manière unique ce qui appartient à la nature commune. La nature
humaine s’exprime dans la multiplicité des personnes uniques, elle prend visage
dans ces personnes. Dans chaque personne on voit la nature humaine tout
entière. Détruire une personne humaine, c’est commettre un meurtre contre toute
l’humanité.
Le mystère de la personne n’a d’équivalent que le mystère du
visage. Il est insondable et infini, il échappe à toute saisie. Je conclurai
avec une citation de Nicolas Berdiaev :
« Le christianisme exalte l’homme, voit en lui l’image de
Dieu, le déclare porteur d’un principe spirituel qui l’élève au dessus du monde
naturel et social et lui attribue une liberté spirituelle. Le triomphe du
principe spirituel signifie, non la soumission de l’homme à l’univers, mais la
révélation de l’Univers dans la personne. La personne est l’horizon sur lequel
se révèle la vérité de l’être ».
Nous n’avons pas fini d’explorer l’immense continent de la
personne qui porte en elle une dimension transcendante et pose la question de
l’identité. A l’heure où même les sciences dites dures voient émerger la
question du sujet, il se pourrait que la réintroduction du sujet-personne fasse
basculer notre vision du monde.
Notes
(1) vient du grec , traduction du Ruah hébraïque et a le
sens de Souffle, Esprit, vent.
(2) par exemple : Saint Clément d’Alexandrie (215), Origène
(254), Saint Diadoque de Photicée (5e s.), Saint Maxime le Confesseur (7e s.)
et Saint Jean Damascène (7e s.).
(3) la prédication des apôtres 12-p28